vendredi 30 juillet 2010

Paul Klee : Précis de Mécanique Plastique

J'ai visité très récemment l'exposition sur Paul Klee au musée de l'Orangerie à Paris: quelques œuvres de la collection de la fondation Ernst Beyeler, surtout de la fin de la vie du peintre (1879-1940).
Je connaissais très peu la peinture de P.Klee. J'ai cependant été happé par sa personnalité qui ressort des citations et commentaires émaillant l'exposition. Des phrases très connues des professeurs d'Art du monde entier m'ont frappé par leur résonance avec ce qui me traverse ici : cela m'a poussé à acheter et lire "Théorie de l'art moderne", édition de divers textes écrits par Paul Klee, chez Denoël pour la traduction française par P.H. Gonthier (présente édition chez Folio Essais).

Aujourd'hui, Paul Klee est reconnu comme un des peintres majeurs du XXè siècle et sa production est riche de plus de 9800 œuvres dont 4000 environ sont regroupées au Zentrum Paul Klee de Berne. En revanche, ses travaux théoriques sont d'après PH Gonthier mal connus en France et peut-être à cause de "l'humilité du langage de Klee, son laconisme, voire ici ou là une apparence trompeuse de pédanterie [qui] représentent en fait la cristallisation -- épurée parfois jusqu'à l'auto-destruction -- d'une somme incroyable de connaissances, de réflexions, d'informations."

Cet homme, cet artiste, m'est apparu soudain très complexe.



" L'art n'est pas une science que fait avancer pas à pas l'effort impersonnel des chercheurs. Au contraire, l'art relève du monde de la différence : chaque personnalité, une fois ses moyens d'expression en mains, a voix au chapitre, et seuls doivent s'effacer les faibles cherchant leur bien dans des accomplissements révolus au lieu de le tirer d'eux mêmes". (tiré de "Approches de l'Art Moderne" - Die Alpen - 1912)

Paul Klee, très tôt, réclame une certaine liberté pour la création, hors de tout dogme et ses écrits sont empreints du souci de trouver  sans cesse un équilibre des contraires. Ainsi lorsqu'il oppose impressionnisme à expressionnisme, il s'agit de trouver les invariants qui vont signer les antagonismes : la forme, bien sûr et l'instant de la genèse sont deux clés qui vont lui permettre d'opposer l'homogénéité ou l'hétérogénéité "terme à terme" entre l'œuvre et la nature (p.9). L'homogénéité de la forme rendue presque immédiatement engendre l'impressionnisme tandis que l'hétérogénéité de la forme exprimée avec un délai engendre son antagoniste : l'expressionnisme. "Ce style auquel on reprochait naguère d'aller trop loin [ l'impressionnisme ], nous trouvons au contraire aujourd'hui qu'il s'est arrêté à l'observation de la forme au lieu de s'élever jusqu'à la construction active de la forme." (p.10) Ainsi la construction de la forme est aussi dé-construction, indifférence à l'égard de l'objet voire son abandon pur et simple comme dans le cubisme...

Avec "De l'Art Moderne" - conférence prononcée à Iena en 1924, P. Klee introduit son questionnement sur les dynamiques temporelles de l'ensemble (Art - Nature) et regrette que "l'instrument manque qui permettrait de discuter synthétiquement une simultanéité à plusieurs dimensions." Il est donc parfaitement conscient qu'il lui faut prendre ensemble le couple Nature/Art et ses dynamiques, ses multiples "dimensions", pour expliciter l'Art. (p.18)
 Que sont ces "dimensions" ? Avant la forme, "des données formelles d'extension variable, telles que ligne, tonalités du clair-obscur et couleur". (p.19) Ces dimensions sont liées par un emboitement ou une itération : La ligne dépend seulement de la mesure, elle est en quelque sorte uni-dimensionnelle,  nous pourrions dire aussi qu'elle ne dépend que d'une unique variable. "Ses modalités dépendent de segments (...), d'angles (...) de longueurs de rayons, de distances focales - toutes choses mesurables."
Les tonalités du clair obscur désignent "les nombreuses gradations entre blanc et noir." Il s'agit de poids, de densité, donc d'un rapport entre deux grandeurs : les tonalités sont donc bi-dimensionnelles et dépendent de 2 variables co-variantes : la densité et la mesure. Leurs modalités dépendent des poids relatifs entre 2 extrêmes : noir et blanc, ainsi que de leur étendue et de leurs limites spatiales.
La couleur, enfin, s'apprécie par ce que P. Klee nomme "la qualité" : sa valeur chromatique. La couleur dépend aussi de la valeur lumineuse, donc de la densité et en dernier de la mesure : il s'agit donc d'une valeur tri-dimensionnelle qui dépend de 3 variables co-variantes.
Chaque "dimension" est lié à un symbole : la règle pour la ligne, l'échelle des densités pour les tonalités du clair-obscur et le cercle pour la couleur, (le fameux cercle chromatique avec les couleurs primaires et secondaires).(voir fig 87 p.143)
Ces trois dimensions liées entre elles donnent les "moyens plastiques primordiaux" (p.25). Cette liaison est de notre point de vue du même ordre que la définition des nombres (ordinaux ou cardinaux) de J. Von Neumann par des ensembles inclus et ordonnés : tout nombre entier n supérieur à 0 contient ainsi l'ensemble des entiers jusqu'à n-1 d'où notre terme précédent "d'emboitement par itération".
La 4è dimension, pour P. Klee, consiste en l'arrangement des trois premières générant la construction des formes ou de l'objet. La dimension suivante est donc "la dimension formes ou, si l'on veut bien, la dimension objet." (p.25). "

A ces dimensions va maintenant se joindre une nouvelle dont dépendent les questions de contenu. "Le contenu est pour le peintre ce qui émerge alors de l'agencement des 4 premières dimensions : "des multiples oppositions de contenu dans le domaine des tonalités (...) [ou ] dans l'expression [ que] permettent les combinaisons de couleurs". Le contenu émerge des multiples gradations ou progressions le long des quatre différentes dimensions dont l'artiste dispose. Nous pourrions dire aussi qu'il résulte des combinaisons multiples issues des permutations ou arrangements entre les multiples modalités une à une des 4 premières dimensions. Et Paul Klee d'aller plus loin : "On pourrait aussi examiner encore quel endroit convient aux teintes assorties. Chaque assortiment présente en effet ses propres possibilités de combinaison." (p.26) Cependant, cette "dimension" est seulement abordée par le peintre et il nous semble que "mathématiquement" elle est déjà comprise dans la 5è exposée : le contenu.
Tous ces assortiments mis côte à côte sur la toile, toutes ces formes génèrent une allure. Les différentes allures génèrent enfin le style qui est :"l'attitude de l'homme envers ces questions de l'ici-bas ou de l'au-delà".
Paul Klee a construit ici une sorte de "mécanique plastique" en décrivant ses degrés de liberté au nombre de 7, au moins. Nous pourrions d'ailleurs interpréter les trois premières "dimensions" plastiques comme des variables essentiellement spatiales et "statiques" tandis que les quatre suivantes seraient des variables essentiellement temporelles et "dynamiques" même si cette coupure reste arbitraire.
Il faut certainement voir ces dimensions aussi comme des plans de coupe allant du détail syntaxique local au concept social global : c'est une démarche holistique et chaque plan de coupe signifie un espace-temps différent. Chaque plan de coupe s'intègre également psychiquement dans une large palette de la conscience à l'inconscience à la fois de l'artiste qui juxtapose, assemble et mêle et à la fois du spectateur qui regarde, juge, classe et compare. Ainsi, il nous semble que se dégage une double dynamique antagoniste réunissant non seulement les moyens plastiques de l'œuvre mais également les hommes qui les mettent en action et les définissent finalement.
Ces doubles dynamiques antagonistes, nous les retrouvons explicitement dans certains des dessins et écrits de P. Klee comme par exemple dans "Voies diverses dans l'étude de la nature" (p.43-47 dessin p.8) ou "Esquisse d'une théorie des couleurs" (p.63-70) ou "Esquisses pédagogiques" (p.71-143). Les exemples en sont empruntés aussi bien à la géométrie, à la théorie des nombres, à la mécanique du point, des solides, des fluides, à la thermodynamique et à la biologie...Les exemples ne sont pas des "formes" ou des "objets" à proprement parler mais bien des "signes" qui permettent d'expliciter et d'écrire l'œuvre d'art au sein de cette "mécanique plastique": nombres, flèches, courbes, figures géométriques...
Et tous ces exemples ne sont que des outils pour se saisir de la nature, de la réalité. Et tous ces outils, ces "dimensions", ne veulent pas reproduire la nature mais faire en sorte qu'elle se manifeste. Ici réside la clé principale certainement et maintes fois reprise du "Credo du Créateur" : "L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible." Les outils sont autant de signes qui prennent sens dans leur agencement dynamique à l'instar des parties du monde d'où va émerger l'univers.
"Partis de l'abstraction des éléments plastiques en passant par les combinaisons qui en font des êtres concrets ou des choses abstraites tels les chiffres ou les lettres, nous aboutissons à un cosmos plastique offrant de telles ressemblances avec la Grande Création qu'il ne faut plus qu'un souffle pour que l'essence de la religion s'actualise." (p.39) Les signes permettent la quête du spirituel et du mystère de Dieu. "L'artiste crée ainsi des œuvres (...) qui sont à l'image de l'œuvre de Dieu" (p.46). "Les choses fondamentales de la vie ont leur principe en elle-même, leur être réside dans la fonction précise  qu'elles remplissent en ce qu'on peut encore appeler "Dieu"" (p.53).
Paul Klee explicite ainsi des dynamiques antagonistes de la nature, y recherche leurs fonctions pour en faire émerger sa forme mais reste humble face au mystère de la vie : " Car devant le mystère, l'analyse embarrassée tombe en panne. Mais le mystère , c'est d'y avoir accès en participant à la création des formes." (p.55)
Ainsi, il a su se servir d'une "mécanique plastique" pour rendre compte des antagonismes (art/nature; réalité/apparence; blanc/noir; fonction/forme ...) mais entre les deux, il y voit une synthèse d'inspiration Hégélienne et non une tension indéfectiblement ouverte d'inspiration Gödelienne...Il est vrai que nous sommes ici dans les années 1920 et non 1930 !

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