lundi 19 avril 2010

Bardo Thödol, un renversement !

J'ai croisé Fabrice Midal par l'Inrees, un beau jour de décembre 2009. Il participait à une conférence sur le Bardo Thödol, ce fameux et énigmatique "livre des morts tibétains". J'ai bien dû écouter plusieurs fois, par morceaux, cette conférence de 2h, tant les paroles de Fabrice Midal m'ont interpellé. Cela a été le début d'une très riche investigation...

Fabrice Midal est philosophe et cet homme a cherché longtemps une autre voie au rabâchage incessant de concepts vides et creux. Un professeur de philosophie lui a d'abord transmis ce souffle si singulier de l'apprentissage de soi et du monde : François Fédier. Il a aussi trouvé en Chögyam Trungpa, un "maître" tibétain du XXè siècle, une parole libre et vivante et une incandescence de la spiritualité, qu'il tâche de transmettre, aujourd'hui, au sein de son association Prajna & Philia : Poésie, Philosophie et Méditation...

Ecouter Fabrice Midal est pour moi un enchantement, un décapage, une déconstruction et un apaisement : ses mots sont choisis, précis et justes.
Sur le Bardo Thödol, j'avais peu ou prou une idée générale qu'on peut éclairer par cet article.
Fabrice Midal m'a beaucoup surpris lorsqu'il me fait comprendre que ce fameux livre ne parle pas seulement de la "mort" mais bien plutôt des passages, des brèches, des bardos que, tous, nous rencontrons dans notre vie quotidienne et qui, sûrement, nous désarçonnent de nos habitudes, de nos certitudes, nous décentrent de notre ego centralisateur et trompeur.
J'ai déjà évoqué l'enseignement de Swami Prajnanpad (Voir et Connaitre) et sa dialectique de brahmane hindou intégrant tradition indienne, science physique et psychanalyse : son apport est nécessaire à la compréhension des implicites bouddhiques et tantriques contenus dans le Bardo Thödol. Nous y retrouvons les mêmes éclairages sur l'action du "mental" qui crée un "masque" sur la réalité et qui nous empêche de voir vraiment et de connaître. Et si ces bardos étaient des portes ouvertes sur ce qui est ?

Afin d'éclaircir d'abord les concepts ardus pour un occidental contenus dans le Bardo Thödol, j'ai lu ensuite le roman de Bruno Portier : "Bardo, le passage", qui explicite à travers une histoire moderne, la tradition liée à "la grande libération par l'écoute dans les états intermédiaires". Cet ouvrage a le mérite de nous livrer une version tout à fait "digestible" pour un Français mais il lui manque certainement l'éclairage plus profond, plus précis et plus provocateur en quelque sorte que Chögyam Trungpa a apporté à Fabrice Midal et que ce dernier nous a restitué lors de cette fameuse conférence du 17 décembre 2009.

Qu'a donc apporté Chögyam Trungpa à l'interprétation de ce livre dense et traditionnel ? Tout simplement un renversement !
Dans deux ouvrages (Fremantle et Trungpa, Le Livre des Morts Tibétain, Le courrier du Livre, 1979 et Chögyam Trungpa, Bardo. Au-delà de la folie, Seuil, 1995), Chögyam Trungpa propose en fait une description du "Livre Tibétain de la Naissance", tant, pour lui, il est nécessaire d'expliciter que l'état intermédiaire, le bardo, est un inter-monde, un état littéralement et historiquement "entre" le(s) "existence(s)" (antarabhava en sanskrit, bardo en tibétain). Cet état intermédiaire, Chögyam Trungpa ne le situe pas seulement entre deux "vies" dans le cycle du samsara, mais bien dans notre quotidien, "lorsque nous sommes pris par des moments d’incertitude où l’espace se déchire, s’ouvre et parfois nous effraie." nous rappelle Fabrice Midal. Là est l'enseignement essentiel du maître tibétain à l'occident, sur le Bardo Thödol.

Philippe Cornu (traducteur, tibétologue reconnu, auteur de nombreux ouvrages sur le bouddhisme) vient de terminer une dernière traduction du Bardo Thödol de Padmasambhava (Buchet-Castel, 2009) directement à partir des textes d'origine du courant nyingmapa. Nicolas d'Inca (psychologue clinicien qui travaille notamment avec Fabrice Midal au sein de Prajna & Philia) rapporte dans son blog un échange très intéressant avec cet enseignant bouddhiste. La tâche de Philippe Cornu était principalement, grâce à l'apport du tantrisme et du dzogchen, de replacer le livre dans son contexte historique et doctrinal. Dans un second article du blog, Philippe Cornu parle plus précisément de Chögyam Trungpa : "Quand Trungpa explique les six mondes ou scénarios d’existence, il montre que nous les avons dans notre vie." Cette interprétation n'est d'ailleurs pas totalement nouvelle.

La nécessité du bardo ou antarabhava apparaît lorsque la continuité doit être assurée entre deux "vies", lorsqu'un support, en quelque sorte, du "soi" doit être trouvé lorsque ce dernier ne semble plus vraiment "unifié" : entre la mort (d'une vie) et la conception (d'une autre vie). Cette nécessité est très ancienne dans le bouddhisme. Ainsi définit historiquement, le concept de bardo est renversé par Trungpa qui y voit finalement une sorte de discontinuité pour assurer in fine la continuité de la "vie" ou plutôt de la conscience/esprit. Discontinuité qui transparaît au sein de ce qu'on nomme communément la "vie" (l'existence) sous forme d'états de doute, de confusion, d'incertitude, et discontinuité où l'esprit a le choix entre "crispation et ouverture", entre conformisme/sécurité/obscurité/nécrose et lumière/inconfort/éveil/peur.
Ces discontinuités, nous les expérimentons tous dans notre vie sous forme de "vie/mort" symbolique ("symbolique" selon notre métaphysique cartésienne) en permanence, nous dit Fabrice Midal : le premier enseignement est de voir finalement que vie et mort sont inséparables et expérimentés, non pas une fois dans notre existence (selon le dogme catholique par exemple), mais à de multiples occasions au cours de l'existence. Nous pouvons même poursuivre en écrivant que notre existence n'est finalement qu'un ensemble de discontinuités où, à chaque fois, nous faisons un choix entre ouverture et crispation, entre ouverture-à-l'éveil et fermeture-à-l'éveil.
Le Bardo Thödol expose ainsi ce que vivent les êtres, l'esprit, lorsque ces choix adviennent, au moment des bardo. Ces bardo, ces états intermédiaires de l'esprit, sont résumés et identifiés, symbolisés, par 6 scénarios ou 6 mondes.

Ce déplacement, ce renversement, proposé par Chögyam Trungpa ne se situe pas dans une logique du tiers exclu, selon Philippe Cornu, mais bien du tiers inclus : "Ce que n’arrive pas à entendre l’Occident, c’est que l’un n’exclue pas l’autre. Ce n’est pas parce que ce sont des situations existentielles qui teintent notre vécu à chaque moment, que pour autant ces tonalités dominantes ne se manifestent pas réellement." Ainsi, replacer l'enseignement du Bardo Thödol dans le point de vue du dzogchen, c'est, au moins pour la pensée occidentale, expliciter la nature non duelle de la pratique du bouddhisme (ni samsara, ni nirvana mais co-émergence entre les deux) : ce replacement est exactement isomorphe à la logique Lupascienne du Tiers Inclus. (voir Tiers Inclus... et Logique de l'Energie..)
Ainsi, l'enseignement de Chögyam Trungpa n'est jamais à prendre de manière identitaire et dogmatique mais de manière littérale, en tant que "mouvement" transitoire, en tant que voie pour rétablir un équilibre/déséquilibre. Fabrice Midal, qui tient à transmettre cet engagement fidèlement, le décrit parfaitement en 4 points ici.
Philippe Cornu tient même à souligner que la psychologie occidentale, imprégnée de métaphysique cartésienne dualiste et binaire, n'a pas pu comprendre le Bardo Thödol, comme elle ne saisit pas au fond le bouddhisme, sa pratique et sa "logique" sous-jacente, essentiellement non-dualiste mais non contradictoire, à l'instar de la logique sous-tendant la mécanique quantique par exemple.

Que sont ces 6 scénarios possibles dont nous sommes à la fois auteur et acteur ? Olivier Piazza, sur son blog, les retranscrit fidèlement. Comment s'en saisir ? Pour Fabrice Midal, à la fois comme des colorations qui teintent quotidiennement notre existence vécue, comme des visions de déités qui sont manifestations de l'énergie qui se déploie, grossièrement comme des "émotions" en quelque sorte, et à la fois comme des choix de vie, des scénarios, des manifestations très prégnantes, dans lesquelles nous entrons ou ré-entrons après la mort/naissance, que nous conditionnons et qui nous conditionnent. Une fois de plus, la difficulté à saisir vient de notre "métaphysique" dominante qui exclue et qui n'inclue pas. La difficulté provient aussi de notre acception de l'esprit/conscience et de ses rapports avec le monde phénoménal et sensoriel.

Philippe Cornu comme Svami Prajnanpad viennent à notre aide sur ce point : l'esprit conditionné/conditionneur, le mental, crée l'égo et le monde extérieur (le soi/l'autre) en réponse à son incompréhension de la "réalité", à son ignorance : "Cet épiphénomène prend toute la place et masque le fait que sous cet esprit se trouve le non-duel, inconditionné, ouvert : la nature éveillée." rappelle Philippe Cornu. L'esprit/conscience conditionné/conditionneur semble s'approcher selon deux identités antagonistes : le conditionné, relié à nos sens, organise la cohérence de nos représentations du monde, il ne donne pas de valeur affective aux objets et phénomènes ainsi discriminés; le conditionneur, relié à nos passions, nos affects, nos émotions, colore et donne une valeur affective à nos représentations et aux phénomènes qui nous traversent; les deux antagonistes forment le couple conditionné/conditionneur qui, in fine, enferme l'esprit/conscience dans la permanence, la douleur et l'égo, dans la crispation. Ce couple ignore la nature non-duelle, lumineuse, "vide" (au sens de vacuité, donc isomorphe à "vide quantique") et connaissante de l'esprit/conscience. Philippe Cornu le déclare clairement :"l'esprit est une substance étendue et non une substance pensante. (...) C’est l’esprit vide et lumineux, c’est-à-dire connaissant ; non-dualiste, il n’entre pas dans la distinction entre sujet et objet."

Je suis très tenté, à ce point, d'inclure cette dernière dénomination/propriété de l'esprit/conscience au sein d'une tridialectique lupascienne : l'esprit/conscience, unitaire, possèderait ainsi trois orientations privilégiées et divergentes. Il est tentant alors d'explorer la "doctrine" du trikaya qui dans le bouddhisme vajrayana ou mahayana explicite trois plans de la réalité du Bouddha et de rapprocher ces deux courants de pensée. Cela nous emmènerait trop loin pour le moment, nous y reviendrons...

Comment se saisir de l'esprit/conscience vide, lumineux et connaissant ? Fabrice Midal, Philippe Cornu, Svami Prajnanpad insistent sur l'enseignement premier de Bouddha : expérimenter pour voir, écouter et connaitre ce qui est ! La méditation selon Philippe Cornu : "Dans la méditation, on va débrancher le mental passionné. En ralentissant l’esprit on peut analyser clairement ce que sont les phénomènes qui nous entourent dans la vision pénétrante. On ralentit le flot des pensées et on ouvre l’espace, ce qui fait le plus peur à l’ego. La méditation est si difficile, on rame et on lutte tant, car le mental passionné ne veut pas lâcher prise. On se focalise sur le contenu des émotions ou des pensées plutôt que les voir comme de simples mouvements dans l’esprit."

Ainsi, écouter l'enseignement contenu dans le Bardo Thödol doit permettre à l'esprit/conscience de se libérer des choix multiples et antagonistes s'offrant à lui pendant les états intermédiaires, les bardo, et accéder ainsi à son état "naturel" (de rigpa) : pur, lumineux et vide.
Ecouter, c'est aussi voir et agir, donner à l'autre.
Lors d'un deuil, Philippe Cornu souligne : "Cela permet de faire le deuil de manière exemplaire, car vous êtes en contact avec la personne, plutôt qu’avec votre chagrin et votre perte. Vous avez fait quelque chose pour l’autre sans vous apitoyer sur vous, cela change totalement la donne. Il n’y a plus la culpabilité d’être vivant, car on peut faire du bien à la personne, en pensant vraiment à elle. Il y a un processus thérapeutique, une forme de deuil actif."

Le Bardo Thödol contient au final une formidable aventure humaine, pragmatique et théorique, une formidable approche de l'existence "à partir de l'expérience la plus directe et la plus nue".

mardi 6 avril 2010

Autisme : Malvoyance de l'E-motion : Heuristique Incomplète ?

C'est en écrivant sur Daniel Tammet que j'ai croisé les écrits de Bruno Gepner, professeur en psychiatrie à Aix en Provence qui s'est intéressé à "l'autisme" (les Troubles du Spectre Autistique - TSA).

Ce praticien hospitalier a présenté en 2005 lors d'une conférence l'essentiel de ses travaux sur le sujet. Bruno Gepner souhaite réaliser une approche complexe, c'est à dire reliante, et simple, c'est à dire facile à appréhender. Les TSA sont nombreux, leur étiologie est "éclatée", les processus mis en jeu sont très variables, les "mécanismes neuro-bio-physio-psychopathogéniques qui [les] sous-tendent" ne sont pas compris. Or, comme le souligne ce professeur, "Ce manque de compréhension globale a produit et continue de produire des développements théorico-cliniques et des applications thérapeutiques très divers et parfois hasardeux et/ou incompatibles."

Dans cet article, Bruno Gepner présente une synthèse (en 2006) de sa démarche originale.

Il constate tout d'abord (p.5) que l'énigme de "l'autisme" persiste car, dans la carte heuristique des TSA, "l’énigme du noyau des désordres autistiques demeure". Cette carte heuristique relie des faisceaux : constellation de troubles neuro-développementaux, multiplicité de facteurs de risques d'origines diverses, nombreux mécanismes physiopathogéniques affectant de nombreux systèmes neuro-fonctionnels, nombreuses réactions émotionnelles et psychologiques, nombreux désordres associés voire recouvrants les TSA... Cet ensemble heuristique, Bruno Gepner le nomme "Constellation Autistique". Ainsi, il constate une continuité déroutante voire impossible à saisir par une démarche classique réductionniste et tente l'approche holistique.
Il se pose une question déterminante : "jusqu’à quel point cette personne [atteinte de TSA] est-elle différente de nous ? Il définit trois voies d'approche qu'il va suivre en parallèle : subjective (expérience racontée par des "autistes"), intersubjective (expériences cliniques racontées par les parents et/ou soignants) et objective (expériences scientifiques et statistiques).

Bruno Gepner retrace ensuite un grand ensemble d'arguments qui l'ont conduit à supposer que les "autistes" pourraient souffrir de désordres de la perception visuelle ou intégration du mouvement, ce qu'il nomme : la malvoyance du mouvement voire, en le généralisant à l'ensemble des mouvements (physiques et biologiques) : la malvoyance de l'E-motion rapide (comme émotionnelle et motionnelle) dans les désordres de la constellation autistique. Ces arguments sont aussi bien d'ordre cliniques, directs ou issus de films familiaux "d'autistes", issus de témoignages écrits directs ou indirects "d'autistes", issu d'un cas de neuropsychologie adulte ou de la recherche en neuropsychologie cognitive sur le traitement de reconnaissance des visages.
La malvoyance du mouvement concerne d'abord des désordres liés à un dé-couplage visuo-postural et ensuite des désordres sur le couplage visuo-oculomoteur. Enfin, des expériences de présentation dynamique des mimiques faciales émotionnelles et non-émotionnelles montrent aussi une malvoyance du mouvement facial, proportionnelle au degré de sévérité du syndrome autistique. Ainsi Bruno Gepner écrit : "Le facteur vitesse du mouvement semble critique pour les enfants autistes : pour certains d’entre eux, hypersensibles au mouvement, plus la vitesse du mouvement augmente, plus le mouvement devient aversif ; pour d’autres, plus le mouvement est rapide, moins il est perçu, ce que nous avons résumé par le concept de déficit d’intégration du mouvement visuel rapide". A ces désordres, le psychiatre relie tout un ensemble neurophysiologique logiquement impliqué.

Bruno Gepner postule ensuite que son concept de malvoyance de l'E-motion est un cas particulier "d’anomalie du traitement temporospatial des événements ou flux sensoriels dans l’autisme." Il relie ainsi au domaine visuel, les sphères auditives et tactilo-kinesthésiques, très souvent altérés et impliquées dans les TSA, les autistes ayant en quelque sorte une hyper ou hypo sensibilité aussi aux sons et aux pressions tactiles. Des résultats expérimentaux étayent cette hypothèse et montrent ainsi que cette anomalie du traitement temporospatial des flux sensoriels dépasse largement le cadre de la constellation autistique (dyslexie, dysphasie etc..).

La démarche du praticien, originale, permet ainsi une lecture neuve sur des symptômes étudiés depuis fort longtemps : c'est une démarche abductive et heuristique parfaitement intégrée (voir de l'Ouvert à la systémique) comme il le souligne lui-même (p.18) :"Cette approche unitaire des désordres autistiques pourrait rendre compte de l’évitement sensoriel des personnes autistes (quand le flux sensoriel est aversif), et secondairement de leur évitement social, mais aussi du découplage perception-action et de leur désaccordage sensorimoteur, de leur désordres de compréhension verbale et émotionnelle, et in fine de leurs anomalies de compréhension du monde physique et humain qui les entoure et de leur désaccordage social et affectif".

Ensuite, Bruno Gepner relie ces désordres autistiques (unifiés sous le concept général d'anomalies du traitement temporospatial des flux sensoriels) à des bases neurobiologiques.
Ces dernières apparaissent selon deux "plans" : le premier est lié à une désynchronisation neuronale (soit en excès, soit en défaut), source des désordres attentionnels, perceptifs et cognitifs des autistes. [la synchronisation neuronale est la décharge simultanée de neurones d'une même assemblée, mécanisme crucial pour les processus "de l’attention consciente, de la mémoire de travail, de l’appariement des concepts, de la décision lexicale, de la perception consciente d’une forme globale"]
Cette désynchronisation neuronale peut apparaitre plus généralement comme une dys-synchronie multi-systèmes entre des réseaux neuronaux et voies neurofonctionnelles que certains auteurs voient aussi dans l'épilepsie par exemple.
Le deuxième plan est la contrepartie spatiale de cette désynchronisation neuronale à savoir un défaut ou un excès de corrélation spatiale par co-activation entre aires cérébrales. Ainsi, la dys-synchronie multi-systèmes a comme contrepartie spatiale une dys-connectivité multi-systèmes. De nombreuse études (par IRM par exemple) récentes montrent l'existence de dysconnectivités cérébrales dans les TSA.

Bruno Gepner conclut : "En bref, nous pensons que les difficultés des personnes autistes à percevoir les événements ou flux sensoriels en ligne (c’est-à-dire au moment où ils leur parviennent), à intégrer ces flux dans leur corps propre, à coupler en temps réel perception et action, et à s’accorder cognitivement et émotionnellement à autrui dans les échanges communicatifs et sociaux, pourraient être une traduction comportementale et neuropsychologique de cette dyssynchronie et dysconnectivité multisystème, que celles-ci soient d’ordre structural et/ou fonctionnel." Et le praticien de voir encore plus loin, quand il propose que ce concept de dys-synchronisation/connectivité neuronale soit aussi à l'œuvre dans un certain nombre de troubles neurodéveloppementaux ou maladies neuropsychiques.

Enfin, le psychiatre ouvre son propos sur des perspectives psychologiques et philosophiques fort intéressantes. Il propose notamment une vue des TSA comme un modèle de dissociation esprit/cerveau et suggère "un continuum entre pensée, langage et action en terme de degrés d'énergie et de matérialité."

Il rappelle d'abord qu'il avait déjà proposé que "la pensée en images statiques (...) pouvait constituer une sorte de signature de l'autisme typique." Il propose maintenant qu'il "existe une corrélation logique entre continuum de traitement sensoriel et continuum de mode de pensée.(...)Selon notre hypothèse, il y aurait donc une corrélation entre degré de désordres de traitement temporel des flux sensoriels et de malvoyance é-motionnelle d’un côté, et degré de fluidité et de dynamique de la pensée de l’autre."
[Je reste perplexe ici lorsque Bruno Gepner souligne (p.22) que le mode de pensée essentiellement visuel, tel que vécu dans le rêve par exemple est "archaïque sur le plan développemental"]
Selon cette approche neuropsychodynamique de la pensée, "celle-ci (...) est très profondément inscrite dans le mouvement. (...) Altéré dans sa capacité à associer et intégrer le mouvement physique et humain, les flux sonore et tactilo-kinesthésique dans son monde intérieur, l'enfant autiste sera aussi perturbé dans le ressenti et l’expression de ses émotions et de sa pensée". Or d'après son approche des TSA, vues comme une malvoyance de l'E-motion, cas particulier de dys-synchronisations/connectivités neuronales, Bruno Gepner "suppose qu’une telle pensée fonctionne en dehors de l’espace-temps ordinaire, dans un espace-temps difficile à imaginer, désynchronisé, discontinu, distordu, morcelé, fragmenté, et sans doute assez effrayant."
Schématiquement, il propose donc un isomorphisme rigoureux entre perception/intégration du mouvement et mode de pensée, et au vu de la symptomatologie des TSA, il imagine un mode de pensée associé. Enfin, par causalité "normale", ce mode de pensée très singulier expliquerait certains comportements très singuliers : il s'agit donc d'une boucle de rétroaction entre mode de pensée et traitement sensoriel, les deux s'influençant mutuellement.

Cependant, confronté à ce nœud de régulation, Bruno Gepner est "obligé" d'aller chercher plus en avant une explication : il la propose dans le concept de dissociation psychisme-cerveau, concept qui s'ancre dans le dualisme interactionniste cher à Sir John Eccles.
Car certains témoignages directs d'autistes rapportent non pas une pensée fixe et discontinue mais plutôt une dissociation entre leur pensée (leur intention et leur volition) et leurs actes corporels (de manière plus "faible" par exemple qu'un looked-in-syndrome).
"Selon cette perspective, l’autisme procéderait de désordres de la liaison entre leur attention, leur intention, leur volition, leur conscience, d’une part, et leur cerveau et leur corps d’autre part. L’unité psychosomatique se serait mal construite, mal unifiée.(...) Selon nous, l’esprit et le corps des personnes autistes fonctionnent dans des dimensions relativement séparées, avec insuffisamment d’influences réciproques entre eux."
En fait, l'important pour la suite est de bien comprendre que ce n'est pas le fait que l'esprit et le corps soient dans des dimensions séparées qui provoque des TSA mais bien le fait que l'unité entre eux ne fonctionne pas bien. Il s'agit bien pour Bruno Gepner d'un problème d'attention au présent, à l'instant, d'un problème de connexion à cet instant présent (à du moins ce que la société nomme "cet instant présent").

Il rappelle alors les travaux de Eccles et de Beck qui en postulant des effets quantiques au cœur du fonctionnement du cerveau ont proposé que l'intention et la volition, vus comme des états psychiques conscients immatériels, agissent sur le cerveau par le biais de la synchronisation neuronale. Des travaux plus récents (Varela et Lutz notamment) apportent des arguments "quantitatif[s] et qualitatif[s] majeur[s] en faveur de l’influence d’une activité mentale ou psychique consciente sur le cerveau, et ouvre selon nous la voie à un champ immense de possibilités théorico-cliniques."
Ainsi, Bruno Gepner propose "que le psychisme et le cerveau fonctionnent à/dans des degrés de matérialité distincts, qu’ils sont étroitement et logiquement compatibles entre eux le temps d’une vie humaine, deviennent quasiment indistincts l’un de l’autre en cas de fonctionnement neuro-psychique ordinaire, mais se dissocient et fonctionnent de manière relativement autonome l’une par rapport à l’autre en cas de maladies neuro-psychiques (Gepner, 2003)."
Nous reviendrons sur ces travaux de dissociation psychisme-cerveau plus longuement dans un autre article...

En conclusion, la démarche de Bruno Gepner est singulière mais riche : elle se veut heuristique, abductive voire systémique. Suivant trois voies d'approche des TSA (subjective, intersubjective et objective), il induit, de proche en proche, au sein d'une "constellation" en 3D, de nombreux concepts explicitant et englobant ces derniers, de la malvoyance du mouvement jusque in fine dans le paradigme de "dissociation psychisme-cerveau". Cette démarche n'est pas seulement spéculative mais débouche aussi sur une approche clinique pragmatique de soins particuliers prodigués à l'autiste se basant sur un logiciel destiné à ralentir les mouvements et la parole d'un interlocuteur afin d'en mesurer les effets sur ses capacités imitatives et de compréhension du langage.


Il reste un éclairage dans les propos de Bruno Gepner qui me laisse cependant perplexe.
Lorsque celui-ci prend du champ sur les TSA, il étend le domaine de "l'a-normalité" singulière de ces troubles en les reliant à d'autres pathologies. De ce fait, au sein d'une constellation (un ou des nuage(s) heuristiques) autistique qui se veut extension dimensionnelle d'un continuum, où placer la ou les frontières avec la "normalité" ?
De fait, Bruno Gepner ne répond pas directement et frontalement à cette question théorique (qui reste en suspens suite à sa construction conceptuelle) et pragmatique ("jusqu’à quel point cette personne [atteinte de TSA] est-elle différente de nous ?") autrement que par une extension tendancieuse de "l'a-normalité" face à une normalité bien mystérieuse, vue comme une limite de son modèle, implicitement pourtant connue de tous.
Ce praticien s'interroge en effet sur la notion de personnalité autistique (p.23 et 24) qui serait réponse à cette question : "peut-on trouver une condition autistique encore plus légère, qui ne serait pas encore dans le registre de la normalité, mais qu’on pourrait nommer personnalité autistique ?" et définit ensuite quelques traits assez réducteurs : "Considérons qu’elle serait au minimum marquée par la solitude, l’isolement ou l’indépendance, des intérêts abstraits, une tendance contemplative et un sens social peu développé." Cette personnalité étant pour lui le ferment indispensable à l'émergence de TSA suite à une évolution accidentelle (par hasard, darwinienne ?) de la personne par intégration de désordres d'épi-genèse et d'auto-organisation.
Enfin, la personnalité autistique est aux TSA ce qu'un trouble de la personnalité est à une maladie mentale et permet selon lui "de rendre compte de la réalité clinique et psychopathologique subtile et quasi-infinie des désordres de la constellation autistique." [c'est moi qui souligne !]
Ainsi, si je saisis bien ces propos de psychiatre, le modèle qu'il prend bien soin de construire se veut tellement englobant qu'il repousse effectivement "l'ordinaire", la "normalité", le non malade mental, comme une simple limite, quasi-absolue, en tout cas très fermée, d'une constellation très ouverte et très recouvrante d'a-normalité, de maladies, d'extra-ordinaires (?). Bruno Gepner est donc très convaincant et très ouvert dans sa démonstration mais il semble bien in fine se limiter cependant à une logique très binaire : être malade ou pas ! Le malade, c'est bien connu, se cachant évidemment dans le non-malade et le non-malade devenant de fait presque un artefact !

Il me semble, en tout cas, que Bruno Gepner ne peut manquer d'investiguer cette question implicite et très prégnante dans son métier : qu'est ce que n'être pas malade ? afin que sa démarche intellectuelle, telle qu'il l'expose sur l'autisme, devienne vraiment complète. Car, lorsqu'il écrit que l'énigme de l'autisme demeure parce que "l’énigme du noyau des désordres autistiques demeure" (déjà cité plus haut), je lui retourne l'argument : n'est ce point, in fine, à cause de l'énigme du noyau de l"ordre" "normal", "ordinaire", du non-malade ?

vendredi 2 avril 2010

Logique de l'Energie et Sens...

Dans Tiers inclus..., nous avons introduit la logique du tiers inclus de Stéphane Lupasco. Il faut y revenir en parlant cette fois-ci d'énergie et de matière. (ou d'énergie/matière puisqu'il y a correspondance entre eux depuis la relativité générale)

Dans cet entretien accordé en 1987, Stéphane Lupasco résume son approche de manière très claire.
Voyons çà.

Actualisation/Potentialisation, Hétérogène/Homogène et matière/énergie sont les trois doublets qui permettent de débuter. Il faut bien comprendre qu'un doublet ainsi défini est "irréductible" : dit autrement, chaque élément d'un doublet ne peut exister sans l'autre, sans son contradictoire. Ainsi, en première approche, le doublet défini est non-contradictoire.
L'articulation est la suivante :
Lorsque la matière/énergie actualise l'homogène et potentialise l'hétérogène, il advient la matière "inerte", macrophysique, nos "objets".
Lorsque la matière/énergie potentialise l'homogène et actualise l'hétérogène, il advient la matière "vitale", les êtres vivants.

Stéphane Lupasco se rend compte ensuite qu'il existe un état, un moment, où actualisation et potentialisation sont parfaitement symétriques, dit autrement, dans le doublet des antagonistes existe un état parfaitement contradictoire, l'état "mi-mi" en quelque sorte, parfaitement indéterminé. Cet état est nommé le tiers inclus et étend ainsi explicitement le doublet en triplet ou triade. Cet état explicité existait avant dans le doublet sous forme implicite, le rendre visible permet ainsi de donner toute la consistance à la logique ainsi conçue.
Lorsque la matière/énergie ni n'actualise l'homogène ni potentialise l'hétérogène ni potentialise l'homogène ni actualise l'hétérogène exactement, ou dit de façon plus condensée en tenant compte de la propriété du doublet contradictoire : ni actualise/potentialise l'hétérogène/homogène, ce qui est exactement équivalent aux trois autres permutations existantes *, alors il advient la matière "microphysique" ou/et psychique.

(* ni actualise/potentialise l'homogène/hétérogène <=> ni potentialise/actualise l'hétérogène/homogène <=> ni potentialise/actualise l'homogène/hétérogène <=> ni {actualise, potentialise} le {homogène, hétérogène}, cette dernière notation personnelle "contenant" les 4 permutations ou états possibles et servant aussi à écrire un triplet lupascien)

Ainsi l'énergie/matière fait advenir trois matières, chacune ensemble en même temps au même endroit.
La troisième matière, révélée par la physique quantique, caractérise aussi, d'une façon intuitive pour Stéphane Lupasco, le psychisme du vivant animal (y compris l'humain). Identification par réflexivité : je m'analyse quand je pense, ma conscience de moi me permet d'identifier simplement ce "tiers inclus" à la "structure" de ma pensée. Il est très frappant alors en lisant Lupasco de trouver les mêmes arguments "évidents" dont se sert par exemple François Martin de Volnay pour étudier le psychisme avec des outils de la mécanique quantique et pourtant ce dernier ne se réclame absolument pas de la logique Lupascienne !

Stéphane Lupasco identifie la troisième matière au psychisme du vivant ainsi qu'à celle, microphysique, régie par les lois quantiques; en revanche, il ne donne pas ici clairement les raisons de l'identification formelle du psychique et du "microphysique".
Levons ce paradoxe ou ce malentendu.

Pour Dominique Temple, qui a intégré les concepts lupasciens à sa propre œuvre philosophique, "Lupasco souligne une analogie de structure entre les états coexistants de la physique quantique et la conscience humaine. S'il n'est pas possible de connaître les états coexistants de degré de vérité zéro, il n'est pas impossible qu'ils ne se connaissent eux-mêmes, qu'ils ne soient consciences de consciences. Telle était déjà l'intuition de la noosphère de Teilhard de Chardin et de son évolution continue de l' alfa à l'oméga . " (ref) Ainsi, D. Temple reste prudent et parle d'analogie et non d'identification tout en faisant remarquer qu'il est possible d'envisager cette dernière mais que la preuve est certainement hors champ scientifique et de l'ordre de la révélation.

Lothar Schäfer (qui ne référence pas Lupasco dans son travail), nous l'avons déjà vu ici, ne dit pas autre chose : "Les états virtuels peuvent être décrits comme des Entités Parménidiennes (...) On peut considérer les états cosmiques virtuels comme des idées platoniciennes (...) Face à de tels phénomènes, nous pouvons dire que les particules élémentaires ont des propriétés rudimentaires de conscience. (...) La conclusion en est ici inévitable : la nature du fond de la réalité est semblable à celle d'un esprit. (...) ", cependant il manque à cet auteur l'explicitation du Tiers Inclus et il décrit plus les natures de la Potentialisation et de l'Actualisation.
En convoquant les philosophies Idéalistes allemandes, il fait bien référence à une trinité ("le contraste entre la thèse (l'ego) et l'antithèse (le non-ego) se résout dans la perception de leur unité dans un ego absolu. (Hirschberger, 1981, p.368)") mais cette confrontation avec le contradictoire absolu ou irréductible : "Les états quantiques virtuels représentent un ordre qui est à la fois immanent (les états quantiques sont dans les choses) et transcendant" ne semble bien déboucher pour lui que sur une interrogation du divin : "On arrive ainsi à se demander pourquoi on ne peut penser ensemble la réalité
immanente-et-transcendante et au-delà-de-ce-monde-et-dans-le-monde, qui est Dieu, avec la réalité
immanente-et-transcendante et au-delà-de-ce-monde-et-dans-le-monde qui est la réalité quantique ?"

Basarab Nicolescu est aussi nuancé que le philosophe Dominique Temple en écrivant ici : "En effet, pour Lupasco il doit y avoir isomorphisme (et non pas identité) entre le monde microphysique et le monde psychique. (...) Le monde quantique et le monde psychique sont deux manifestations différentes d'un seul et même dynamisme tridialectique. Leur isomorphisme est engendré par la présence continuelle, irréductible de l'état T dans toute manifestation."

Le malentendu lupascien provient en fait d'une subtilité évidente mais mal comprise : la potentialisation est pour lui clairement une conscience "élémentaire" de l'actualisation, mais ce n'est pas la conscience de la conscience, ou "conscience de soi" pour le vivant. Dominique Temple est très clair là dessus : "Le principe d'antagonisme conduit ainsi à la reconnaissance d'une entité sans matière ni énergie, aussi réelle que la réalité, une matière-énergie, qui est à la fois une conscience de conscience. Lupasco l'appelle l'énergie psychique. (...) L'énergie psychique a bien une spécificité comme conscience de soi, révélation transparente d'elle-même, dénuée de toute connaissance autre que la sensation de sa liberté propre, mais cette dynamique n'en est pas moins relié aux pôles du contradictoire par tous les degrés de vérité de Weizsäcker, de sorte qu' entre la conscience de soi et les consciences élémentaires peuvent apparaître toutes les consciences de consciences que nous appellerons consciences objectives." et en note ce commentaire limpide : "Le principe d'antagonisme implique que l'actualisation de l'énergie et de la matière ne peuvent atteindre une non-contradiction absolue. Dans toute matière ou énergie il demeure donc du contradictoire qui la relie à l'énergie psychique, mais réciproquement, le contradictoire ne peut s'affranchir des dynamismes qui lui donnent naissance par leur confrontation. Il n'y a pas d'esprit sans matière et sans énergie."
Cette dernière phrase peut s'écrire symétriquement : " il n'y a pas de matière sans énergie et sans esprit" ou "il n'y a pas d'énergie sans matière et sans esprit", les trois possibilités sont équivalentes, au moins d'un point de vue logique.

Pour Stéphane Lupasco, il n'y a plus identité absolue, mais seulement isomorphisme, car sa logique du tiers inclus explicite proprement chaque dynamisme dans une triade où aucun des trois éléments inclus ne peut s'expliciter sans les deux autres.

Il est frappant ici de constater d'ailleurs l'analogie (ou l'isomorphisme !) entre cette triade conceptuelle et le triplet de quarks de la chromodynamique quantique. (nous y reviendrons...) De telles analogies existent dans d'autres domaines, par exemple, les divers "courants" de spiritualité comme ceux de la religion en sont riches !

Ainsi, les trois matières/énergies définies plus haut le sont irréductiblement en référence à elles mêmes. L'identité propre à chacune est seulement vue désormais comme une limite "idéale" ou "matérialiste" mais sans consistance. Seule la triade lupascienne inclusive est consistante. Mais que définit elle exactement ?

B. Nicolescu le rappelle clairement : "La structure ternaire de systématisations énergétiques se traduit, (...), par la structuration de trois types de matières, ou plutôt par l'existence de trois orientations privilégiées d'une seule et même matière.(...) ses trois aspects constituent... trois orientations divergentes (...) La conclusion que toute manifestation, tout système comporte un triple aspect - macrophysique, biologique et quantique (microphysique ou psychique) - est certes étonnante et riche de multiples conséquences."

Ainsi, la triade est unitaire et définit en quelque sorte une nouvelle vue du "point", de l'unité. C'est une vue du point beaucoup plus riche et complète que le simple "point-identité". Pour les mathématiques, la triade lupascienne est analogue au triplet spectral utilisé par Alain Connes en géométrie non commutative : une "redéfinition" du "point" de l'espace "généralisé" en quelque sorte.

Et cette triade est "ouverte" c'est à dire que bien que complète, elle est irréductiblement liée à toutes les triades possibles de l'univers. "La tridialectique lupascienne est une vision de l'unité du monde, de sa non-séparabilité" écrit Nicolescu. Elle aboutit aussi à l'idée qu'il n'y a pas de constituant ultime, pas de brique élémentaire, que "tout système est toujours système de système". Le tiers inclus est ainsi l'élément logique irréductible qui ouvre irrémédiablement la systémogénèse lupascienne.

Ces propriétés de la logique de l'énergie ont des conséquences sur l'espace-temps, ce que les physiciens cherchent "désespérément" à démontrer depuis presque un siècle (la fameuse théorie unificatrice ou bien la théorie de la gravité quantique), c'est à dire une quantification aussi bien de l'espace que du temps : "Le temps évolue par saccades, par bonds, par avances et reculs... " nous dit Lupasco. "L'espace-temps quantique est celui de la troisième matière, des phénomènes quantiques, esthétiques et psychiques". (il faudra revenir sur cette notion d'esthétisme pour Lupasco...)

La logique de l'énergie vue selon la logique du contradictoire, l'ontologique de S. Lupasco, laisse cependant un concept en dehors : l'affectivité. Le philosophe l'a toujours dit et écrit clairement : l'affectivité n'est pas de l'énergie. L'affectivité n'est pas logique mais alogique. Elle est. Comme l'être, elle est, mais sans rapport avec l'énergie donc avec le "reste".
Dominique Temple écrit : "l'affectivité se traduit comme un en-soi absolu.(...)A cause de ce caractère absolu, Lupasco situait l'affectivité hors de la conscience de conscience, et n'acceptait pas l'idée que l'illumination de la conscience puisse se fondre en une pure affectivité, le passage lui paraissant impliquer une solution de continuité irréductible entre deux natures."
Pour Lupasco, l'affectivité , c'est à dire en quelque sorte le "sens" que l'humain lui donne et donne à l'univers n'est absolument pas du domaine de la science et de la logique. Dominique Temple, également, ne dit pas autre chose (voir plus haut). Stéphane Lupasco a construit une logique de l'énergie, cette dernière existe, mais il lui est impossible scientifiquement et logiquement de trouver le "sens" de cette énergie.

L'affectivité est un arbitraire, dont on ne pourrait rien dire en rapport avec les tri-composantes de l'énergie/matière.
Il y a là manifestement une discontinuité éminemment singulière !
J'ai déjà écrit mon avis sur la question dans Discontinuité... Je ne peux concevoir, aujourd'hui, qu'une discontinuité aussi "fondatrice" que l'affectivité pour la subjectivité ne puisse se relier à rien d'autre qu'au "néant". Car Lupasco oublie que si d'une "entité", d'une "chose", il est impossible d'y relier un signe intelligible quelconque (par une intelligence quelconque), cela signifie selon lui, soit qu'elle est "néant" ou "tout" ou le contradictoire irréductible et non pas seulement un des termes ici écrit !

Mais je crois personnellement que Stéphane Lupasco par son intelligence savait parfaitement ce qu'il ne voulait pas questionner, avec cette question sur l'affectivité : l'arbitraire du sens !