J'ai croisé Fabrice Midal par l'Inrees, un beau jour de décembre 2009. Il participait à une conférence sur le Bardo Thödol, ce fameux et énigmatique "livre des morts tibétains". J'ai bien dû écouter plusieurs fois, par morceaux, cette conférence de 2h, tant les paroles de Fabrice Midal m'ont interpellé. Cela a été le début d'une très riche investigation...
Fabrice Midal est philosophe et cet homme a cherché longtemps une autre voie au rabâchage incessant de concepts vides et creux. Un professeur de philosophie lui a d'abord transmis ce souffle si singulier de l'apprentissage de soi et du monde : François Fédier. Il a aussi trouvé en Chögyam Trungpa, un "maître" tibétain du XXè siècle, une parole libre et vivante et une incandescence de la spiritualité, qu'il tâche de transmettre, aujourd'hui, au sein de son association Prajna & Philia : Poésie, Philosophie et Méditation...
Ecouter Fabrice Midal est pour moi un enchantement, un décapage, une déconstruction et un apaisement : ses mots sont choisis, précis et justes.
Sur le Bardo Thödol, j'avais peu ou prou une idée générale qu'on peut éclairer par cet article.
Fabrice Midal m'a beaucoup surpris lorsqu'il me fait comprendre que ce fameux livre ne parle pas seulement de la "mort" mais bien plutôt des passages, des brèches, des bardos que, tous, nous rencontrons dans notre vie quotidienne et qui, sûrement, nous désarçonnent de nos habitudes, de nos certitudes, nous décentrent de notre ego centralisateur et trompeur.
J'ai déjà évoqué l'enseignement de Swami Prajnanpad (Voir et Connaitre) et sa dialectique de brahmane hindou intégrant tradition indienne, science physique et psychanalyse : son apport est nécessaire à la compréhension des implicites bouddhiques et tantriques contenus dans le Bardo Thödol. Nous y retrouvons les mêmes éclairages sur l'action du "mental" qui crée un "masque" sur la réalité et qui nous empêche de voir vraiment et de connaître. Et si ces bardos étaient des portes ouvertes sur ce qui est ?
Afin d'éclaircir d'abord les concepts ardus pour un occidental contenus dans le Bardo Thödol, j'ai lu ensuite le roman de Bruno Portier : "Bardo, le passage", qui explicite à travers une histoire moderne, la tradition liée à "la grande libération par l'écoute dans les états intermédiaires". Cet ouvrage a le mérite de nous livrer une version tout à fait "digestible" pour un Français mais il lui manque certainement l'éclairage plus profond, plus précis et plus provocateur en quelque sorte que Chögyam Trungpa a apporté à Fabrice Midal et que ce dernier nous a restitué lors de cette fameuse conférence du 17 décembre 2009.
Qu'a donc apporté Chögyam Trungpa à l'interprétation de ce livre dense et traditionnel ? Tout simplement un renversement !
Dans deux ouvrages (Fremantle et Trungpa, Le Livre des Morts Tibétain, Le courrier du Livre, 1979 et Chögyam Trungpa, Bardo. Au-delà de la folie, Seuil, 1995), Chögyam Trungpa propose en fait une description du "Livre Tibétain de la Naissance", tant, pour lui, il est nécessaire d'expliciter que l'état intermédiaire, le bardo, est un inter-monde, un état littéralement et historiquement "entre" le(s) "existence(s)" (antarabhava en sanskrit, bardo en tibétain). Cet état intermédiaire, Chögyam Trungpa ne le situe pas seulement entre deux "vies" dans le cycle du samsara, mais bien dans notre quotidien, "lorsque nous sommes pris par des moments d’incertitude où l’espace se déchire, s’ouvre et parfois nous effraie." nous rappelle Fabrice Midal. Là est l'enseignement essentiel du maître tibétain à l'occident, sur le Bardo Thödol.
Philippe Cornu (traducteur, tibétologue reconnu, auteur de nombreux ouvrages sur le bouddhisme) vient de terminer une dernière traduction du Bardo Thödol de Padmasambhava (Buchet-Castel, 2009) directement à partir des textes d'origine du courant nyingmapa. Nicolas d'Inca (psychologue clinicien qui travaille notamment avec Fabrice Midal au sein de Prajna & Philia) rapporte dans son blog un échange très intéressant avec cet enseignant bouddhiste. La tâche de Philippe Cornu était principalement, grâce à l'apport du tantrisme et du dzogchen, de replacer le livre dans son contexte historique et doctrinal. Dans un second article du blog, Philippe Cornu parle plus précisément de Chögyam Trungpa : "Quand Trungpa explique les six mondes ou scénarios d’existence, il montre que nous les avons dans notre vie." Cette interprétation n'est d'ailleurs pas totalement nouvelle.
La nécessité du bardo ou antarabhava apparaît lorsque la continuité doit être assurée entre deux "vies", lorsqu'un support, en quelque sorte, du "soi" doit être trouvé lorsque ce dernier ne semble plus vraiment "unifié" : entre la mort (d'une vie) et la conception (d'une autre vie). Cette nécessité est très ancienne dans le bouddhisme. Ainsi définit historiquement, le concept de bardo est renversé par Trungpa qui y voit finalement une sorte de discontinuité pour assurer in fine la continuité de la "vie" ou plutôt de la conscience/esprit. Discontinuité qui transparaît au sein de ce qu'on nomme communément la "vie" (l'existence) sous forme d'états de doute, de confusion, d'incertitude, et discontinuité où l'esprit a le choix entre "crispation et ouverture", entre conformisme/sécurité/obscurité/nécrose et lumière/inconfort/éveil/peur.
Ces discontinuités, nous les expérimentons tous dans notre vie sous forme de "vie/mort" symbolique ("symbolique" selon notre métaphysique cartésienne) en permanence, nous dit Fabrice Midal : le premier enseignement est de voir finalement que vie et mort sont inséparables et expérimentés, non pas une fois dans notre existence (selon le dogme catholique par exemple), mais à de multiples occasions au cours de l'existence. Nous pouvons même poursuivre en écrivant que notre existence n'est finalement qu'un ensemble de discontinuités où, à chaque fois, nous faisons un choix entre ouverture et crispation, entre ouverture-à-l'éveil et fermeture-à-l'éveil.
Le Bardo Thödol expose ainsi ce que vivent les êtres, l'esprit, lorsque ces choix adviennent, au moment des bardo. Ces bardo, ces états intermédiaires de l'esprit, sont résumés et identifiés, symbolisés, par 6 scénarios ou 6 mondes.
Ce déplacement, ce renversement, proposé par Chögyam Trungpa ne se situe pas dans une logique du tiers exclu, selon Philippe Cornu, mais bien du tiers inclus : "Ce que n’arrive pas à entendre l’Occident, c’est que l’un n’exclue pas l’autre. Ce n’est pas parce que ce sont des situations existentielles qui teintent notre vécu à chaque moment, que pour autant ces tonalités dominantes ne se manifestent pas réellement." Ainsi, replacer l'enseignement du Bardo Thödol dans le point de vue du dzogchen, c'est, au moins pour la pensée occidentale, expliciter la nature non duelle de la pratique du bouddhisme (ni samsara, ni nirvana mais co-émergence entre les deux) : ce replacement est exactement isomorphe à la logique Lupascienne du Tiers Inclus. (voir Tiers Inclus... et Logique de l'Energie..)
Ainsi, l'enseignement de Chögyam Trungpa n'est jamais à prendre de manière identitaire et dogmatique mais de manière littérale, en tant que "mouvement" transitoire, en tant que voie pour rétablir un équilibre/déséquilibre. Fabrice Midal, qui tient à transmettre cet engagement fidèlement, le décrit parfaitement en 4 points ici.
Philippe Cornu tient même à souligner que la psychologie occidentale, imprégnée de métaphysique cartésienne dualiste et binaire, n'a pas pu comprendre le Bardo Thödol, comme elle ne saisit pas au fond le bouddhisme, sa pratique et sa "logique" sous-jacente, essentiellement non-dualiste mais non contradictoire, à l'instar de la logique sous-tendant la mécanique quantique par exemple.
Que sont ces 6 scénarios possibles dont nous sommes à la fois auteur et acteur ? Olivier Piazza, sur son blog, les retranscrit fidèlement. Comment s'en saisir ? Pour Fabrice Midal, à la fois comme des colorations qui teintent quotidiennement notre existence vécue, comme des visions de déités qui sont manifestations de l'énergie qui se déploie, grossièrement comme des "émotions" en quelque sorte, et à la fois comme des choix de vie, des scénarios, des manifestations très prégnantes, dans lesquelles nous entrons ou ré-entrons après la mort/naissance, que nous conditionnons et qui nous conditionnent. Une fois de plus, la difficulté à saisir vient de notre "métaphysique" dominante qui exclue et qui n'inclue pas. La difficulté provient aussi de notre acception de l'esprit/conscience et de ses rapports avec le monde phénoménal et sensoriel.
Philippe Cornu comme Svami Prajnanpad viennent à notre aide sur ce point : l'esprit conditionné/conditionneur, le mental, crée l'égo et le monde extérieur (le soi/l'autre) en réponse à son incompréhension de la "réalité", à son ignorance : "Cet épiphénomène prend toute la place et masque le fait que sous cet esprit se trouve le non-duel, inconditionné, ouvert : la nature éveillée." rappelle Philippe Cornu. L'esprit/conscience conditionné/conditionneur semble s'approcher selon deux identités antagonistes : le conditionné, relié à nos sens, organise la cohérence de nos représentations du monde, il ne donne pas de valeur affective aux objets et phénomènes ainsi discriminés; le conditionneur, relié à nos passions, nos affects, nos émotions, colore et donne une valeur affective à nos représentations et aux phénomènes qui nous traversent; les deux antagonistes forment le couple conditionné/conditionneur qui, in fine, enferme l'esprit/conscience dans la permanence, la douleur et l'égo, dans la crispation. Ce couple ignore la nature non-duelle, lumineuse, "vide" (au sens de vacuité, donc isomorphe à "vide quantique") et connaissante de l'esprit/conscience. Philippe Cornu le déclare clairement :"l'esprit est une substance étendue et non une substance pensante. (...) C’est l’esprit vide et lumineux, c’est-à-dire connaissant ; non-dualiste, il n’entre pas dans la distinction entre sujet et objet."
Je suis très tenté, à ce point, d'inclure cette dernière dénomination/propriété de l'esprit/conscience au sein d'une tridialectique lupascienne : l'esprit/conscience, unitaire, possèderait ainsi trois orientations privilégiées et divergentes. Il est tentant alors d'explorer la "doctrine" du trikaya qui dans le bouddhisme vajrayana ou mahayana explicite trois plans de la réalité du Bouddha et de rapprocher ces deux courants de pensée. Cela nous emmènerait trop loin pour le moment, nous y reviendrons...
Comment se saisir de l'esprit/conscience vide, lumineux et connaissant ? Fabrice Midal, Philippe Cornu, Svami Prajnanpad insistent sur l'enseignement premier de Bouddha : expérimenter pour voir, écouter et connaitre ce qui est ! La méditation selon Philippe Cornu : "Dans la méditation, on va débrancher le mental passionné. En ralentissant l’esprit on peut analyser clairement ce que sont les phénomènes qui nous entourent dans la vision pénétrante. On ralentit le flot des pensées et on ouvre l’espace, ce qui fait le plus peur à l’ego. La méditation est si difficile, on rame et on lutte tant, car le mental passionné ne veut pas lâcher prise. On se focalise sur le contenu des émotions ou des pensées plutôt que les voir comme de simples mouvements dans l’esprit."
Ainsi, écouter l'enseignement contenu dans le Bardo Thödol doit permettre à l'esprit/conscience de se libérer des choix multiples et antagonistes s'offrant à lui pendant les états intermédiaires, les bardo, et accéder ainsi à son état "naturel" (de rigpa) : pur, lumineux et vide.
Ecouter, c'est aussi voir et agir, donner à l'autre.
Lors d'un deuil, Philippe Cornu souligne : "Cela permet de faire le deuil de manière exemplaire, car vous êtes en contact avec la personne, plutôt qu’avec votre chagrin et votre perte. Vous avez fait quelque chose pour l’autre sans vous apitoyer sur vous, cela change totalement la donne. Il n’y a plus la culpabilité d’être vivant, car on peut faire du bien à la personne, en pensant vraiment à elle. Il y a un processus thérapeutique, une forme de deuil actif."
Le Bardo Thödol contient au final une formidable aventure humaine, pragmatique et théorique, une formidable approche de l'existence "à partir de l'expérience la plus directe et la plus nue".
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