Affichage des articles dont le libellé est Continuité/Discontinuité. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Continuité/Discontinuité. Afficher tous les articles

mercredi 19 mai 2010

Espace-Temps Quantique et Logique de l'Inclusion

Dans Espace-Temps Quantique : la fin du Champ ?, nous posions une question provocatrice et dont la réponse n'a rien de simple.

Reprenons certains éléments : notre vue dominante encore actuellement sur l'espace-temps date de Isaac Newton et de ses Principia Mathematica dans lequel ce savant pose un espace et un temps absolus. L'Espace et le Temps définissent alors un cadre physique rigide à l'intérieur duquel sont en mouvement des "objets". La reformulation de la loi universelle de gravitation de Newton, issue des lois de Kepler, explicite donc les mouvements des astres à l'intérieur de ce cadre rigide. Gravitation et Espace-Temps sont bien séparés.

Les travaux de Michael Faraday et plus tard ceux de James Maxwell ont notamment permis de conceptualiser la notion de Champ en physique, en l'espèce le champ électrostatique, unifié par la suite en champ électromagnétique. Enfin, par la suite, jusqu'au XXè siècle, le champ s'est généralisé comme un outil opératoire très puissant et pertinent, mais finalement toujours indépendamment du cadre dans lequel il était donc censé s'exercer ! Champ(s) et Espace-temps sont donc bien séparés.

Albert Einstein, avec la relativité générale, établit très clairement au début du XXè siècle, que Champ (gravitationnel), Gravitation et Espace-temps sont non seulement liés mais équivalents : cette "identité" fait voler en éclats le cadre rigide dans lequel était enfermé le dernier terme. L'espace-temps est le champ gravitationnel et réciproquement ! C'est assez inimaginable...et pourtant.

Or, et c'est là qu'arrive l'inimaginable plutôt, l'ensemble des travaux sur les champs, c'est à dire soyons clairs sur les forces/interactions entre objets de la physique dite (aujourd'hui) "classique" débouche sur une dualité bien paradoxale et encombrante. La "lumière" (généralisée au sens électromagnétique et non plus seulement "visible") symbolise ce paradoxe : sa nature est duale : onde et/ou particule selon les expériences, donc selon l'observateur. Et puis voilà aussi qu'elle devient discontinue, constituée de quanta. Les mêmes conclusions s'imposent au même moment (ou presque) sur la matière (microphysique): nature duale et discontinue !
Le champ de Faraday (ses fameuses "lignes") devient ainsi, tout au long du XXè siècle, quantique et de nature duale. Mais le champ quantique du XXè siècle (en l'espèce les 3 champs fondamentaux hors la gravitation) restera désespérément séparé de l'Espace-temps donc de la Gravitation ! Leur couplage mathématique n'est qu'un "bricolage"...

Où se trouve alors la clé du problème : dans les calculs très compliqués qui s'offrent aux physiciens ou bien dans les principes "philosophiques" en amont de ces calculs ? Restons humbles : dans les deux ! Pour avancer, il faut évidemment, pendant un "temps", sortir des équations et réfléchir, prendre conscience de la science qui se fait, de son ontologie, qu'il n'est pas possible de séparer de ce qu'elle est, à une époque donnée. De très nombreux scientifiques se sont penchés sur ces questions d'épistémologie, de très nombreux philosophes des sciences, aussi. Il me semble, à la lecture de certains d'entre eux, que le mot qui nous empêche de voir est : séparation, c'est aussi ce mot qui apparaît depuis le début de cet article.

La séparation, c'est la volonté de réduire la réalité à une de ses propriétés en quelque sorte, c'est l'exclusion, c'est l'identification à la binarité, c'est la logique et la dialectique de l'exclusion.
Or, la séparation n'est pas une téléologie mais bien une ontologie.
Or, la séparation amène irréductiblement à la réunion.

Par exemple, la relativité générale n'est pas une révolution en soi, n'est pas une séparation de plus. Albert Einstein a su relier ensemble des lois issues des travaux de ses prédécesseurs, au fil des siècles, il a "simplement" réuni différemment et vu autrement l'ensemble de ces travaux, réflexions comme équations. La "révolution" ne consistant pas à détruire et à reconstruire un ensemble "ex nihilo" mais bien plutôt à relier et à regarder différemment l'ensemble des faits et des modèles déjà construits par le passé. Car, en ce qui concerne les notions d'espace et de temps, les idées sont là depuis de nombreux siècles, comme nous le rappelle Carlo Rovelli dans son interview sur Arte.

Notre véritable "travail" en tant que citoyen du monde n'est donc pas de changer brutalement de lunettes et d'en chausser de nouvelles pour voir le monde différemment. Il réside essentiellement à se demander pourquoi nos lunettes nous font voir floues certaines parties du monde, pourquoi certains faits ou certains évènements qui nous arrivent résistent à notre compréhension et bien souvent nous font souffrir d'ailleurs. Ce sont ces "parties floues" ou ces résistances qui doivent nous inciter alors à nous demander si effectivement nos lunettes nous sont bien adaptées. Pour voir, il faut comprendre (cf "l'Ombre du savoir") et pour prendre avec soi, il ne faut pas séparer ni exclure, il faut au contraire être ce que l'on prend, ne faire qu'un, au moins temporairement. Dit autrement, lorsque le citoyen du monde s'engage sur le chemin de l'unité (cf "Voir et Connaitre"), il devient ce chemin, ce chemin ouvert sur le doute et l'incertitude, ce chemin qui tout en reliant tous les chemins déjà parcourus, reste à chaque décision, à inventer...

Ainsi, pour revenir sur la question initiale de l'article, (!), trouver un modèle mathématique et physique d'Espace-Temps Quantique ne détruit pas le concept du Champ : il l'étend. Et la théorie de la gravitation quantique à boucles n'est pas une ultime théorie liée à la logique de l'exclusion mais bien un travail courageux, imprégné de philosophie, de questionnements, sur une logique de l'inclusion : celle qui est issue de la logique, de la tension des antagonistes. "L'espace-temps quantique est celui de la troisième matière, des phénomènes quantiques, esthétiques et psychiques" a écrit Stéphane Lupasco (cité par B. Nicolescu, déjà cité dans "Logique de l'Energie et Sens").

dimanche 16 mai 2010

Espace-Temps Quantique : la fin du champ ?

Dans Champ et Quantum..., nous nous sommes saisis du concept de champ quantique utilisé en physique pour planter le décor de futures discussions immergées dans cette métaphysique et introduire du mieux possible la fameuse triade lupascienne de B. Nicolescu : {énergie,discontinuité,seuil}. Nous nous sommes arrêtés à la théorie de l'Electrodynamique Quantique, nous devrons y revenir pour aborder la Chromodynamique Quantique, ce qui nous demandera de nous pencher sur les symétries et les fameux principes de jauge issus de la théorie des groupes de Lie. Ces théories de jauge utilisées en physique trouvent certainement un aboutissement avec "la théorie du Tout exceptionnellement simple" de Anthony Garett Lisi, entièrement fondée sur le groupe de Lie exceptionnel E8, théorie très belle mais hautement spéculative et complexe.

Dans un premier temps, il faut comprendre que le champ est, comme le reste, un objet conceptuel transitoire. C'est Nykos Lygéros qui nous éclaire là-dessus avec son style sobre, épuré et concis dans "Sur la Notion de Champ en Physique". Il nous rappelle qu'il est possible de voir la transversalité de cette notion en se saisissant de la masse (d'un objet), concept à la base des forces de Newton et des interactions d'Einstein. De la masse, vue comme ponctuelle, à la nécessité d'une action à distance entre les points/masses, à la variété (pseudo-) riemanienne de l'espace-temps, au champ, il y a la continuité. Or, "la continuité du champ pose un problème crucial puisqu'il s'applique à un espace a priori continu.". Ainsi, dans la théorie quantique des champs, dans le modèle standard des particules, la masse disparaît en tant que donnée consistante, elle devient un degré de liberté à "combler" par l'expérience, c'est d'ailleurs une quantification "ultime" (le boson de Higgs) du modèle qui doit attribuer la masse à tous les autres quanta conceptualisés. Mais, et tous les physiciens le savent, coupler un espace-temps continu avec une théorie quantique du champ, c'est, faute de mieux, une démarche archaïque et qui pose des problèmes insurmontables. "L'autre problème fondamental, c'est que dès que nous passons sous la longueur de Planck, la réalité physique perd son sens." nous rappelle Nikos Lygéros, ce qui montre à nouveau que "la discrétisation de l'espace mais aussi celle du temps semble nécessaire.". La continuité est une notion puissante mais faut il le rappeler, après nos articles introduisant la logique de Stéphane Lupasco, doit être mise en relation (relativisée) avec les discontinuités que l'expérience nous donne à saisir.
"Les particules sont nécessairement une étendue non réduite à un point." La particule ou le concept de quantum tel que nous l'avons abordé dans notre article déjà cité ne peut donc être réduit à l'impact sur un écran ou à la trace sur une photo, en bref à sa relation ponctuelle avec un détecteur et in fine avec le sujet observant. Le point, ici, dont il est question, est bien une polarité, une réduction, une projection, d'une relation ouverte. C'est exactement dans ce cadre théorique que sont nés les différentes théories des cordes (voire de la gravitation quantique à boucles), par une extension spatiale et temporelle du "point" (plus rigoureusement par une nouvelle définition de l'excitation minimale unidimensionnelle du champ à l'échelle de Planck) . Enfin, l'enjeu d'une quantification de l"interaction gravitationnelle réside bien en une compréhension de la physique à l'échelle de Planck. "Ainsi l'introduction du champ en physique peut-être considérée désormais comme une méthodologie sans doute efficace dans un premier temps mais ad hoc sur le fond." conclut Nikos Lygéros dans son court article.

Dans un deuxième temps, il faut revenir à la compréhension même de l'espace-temps, ce que nous abordons de nombreuses manières, par des éclairages certainement originaux, dans ce blog. En physique, c'est finalement la question primordiale, remise en perspective au début du XXè siècle par la mécanique quantique et la relativité générale, ces deux vues fondamentales de notre monde, complémentaires et encore aujourd'hui inconciliables mathématiquement donc formellement. Réunir ces deux vues est nécessaire au moins pour saisir la réalité à l'échelle de Planck et c'est bien ce qu'essaient de réaliser les théories (spéculatives) sur la gravitation quantique à boucles ou "à cordes". Carlo Rovelli, physicien, nous éclaire sur l'arrière plan conceptuel de ces travaux, dans cet article général.
Il souligne ainsi qu'il est nécessaire d'obtenir une notion relationnelle d'espace-temps quantique, couplant ainsi à la fois la localisation relationnelle dans l'espace-temps due à la relativité générale et à la fois la quantification dynamique d'opérateurs non commutatifs dans la mécanique quantique ("we need a relational notion of a quantum spacetime in order to understand Planck scale physics."). En particulier, il illustre qu'une théorie spéculative sur ce sujet est sans doute plus "puissante" si dés le départ, elle postule moins d'hypothèses et notamment n'exige pas un arrière fond d'espace-temps métrique ad hoc, mais que ce dernier découle de la théorie elle même. Cet argument rejoint précisément les préoccupations d'Alain Connes lorsqu'il s'intéresse lui aussi de près au modèle standard des particules et à une théorie spéculative de gravitation quantique.
La relativité générale est une théorie sur la gravitation, sur le champ gravitationnel, et a démontré l'équivalence physique entre ce champ et la métrique utilisée pour caractériser l'espace-temps (il y a équivalence pour un objet entre être soumis au champ gravitationnel ou être soumis à l'accélération du référentiel dans lequel il se trouve par rapport à un référentiel témoin). Ainsi ("General relativity is the discovery that the spacetime metric and the gravitational field are the same physical entity. A quantum theory of the gravitational field is therefore also a quantum theory of the spacetime metric."), une théorie quantique de la gravitation est aussi une théorie quantique de la métrique de l'espace-temps. Carlo Rovelli insiste ainsi sur la définition identitaire de l'espace-temps relativiste et la métrique utilisée; dit autrement, l'espace-temps n'existe pas indépendamment des relations entre les "objets", ces relations, mesurées justement par une métrique, définissent entièrement cet espace-temps relativiste. Le saut "paradigmatique" en quelque sorte de Einstein est de revenir à une vue sur le monde d'avant Newton, avant la considération d'un espace et d'un temps immuables et fixes dans lesquels se meuvent les objets dynamiques soumis à des forces. Pour Einstein, en dehors des "objets" dynamiques reliés entre eux, il n'y a rien, ce sont donc "eux" qui définissent l'espace-temps, ce sont donc leurs propriétés qui fournissent les propriétés à l'espace-temps (ainsi la masse/énergie qui fournit la courbure)...
Or, jusqu'ici, dans le modèle standard par exemple, les théories quantiques des champs s'appuient sur une métrique "classique" et mathématiquement sont décrites au sein d'une variété riemannienne par des opérateurs issus de cette métrique. Il n'y avait donc pas de métrique quantique sur laquelle s'appuyer pour définir des outils opérationnels dans une variété différentiable. Tout le travail de Carlo Rovelli (et de ses collègues) a été de s'attaquer à ce problème. Dit autrement, définir une nouvelle métrique, quantique, c'est donc équivalent à définir un nouvel espace-temps quantique et donc, par équivalence, définir une quantification du champ gravitationnel. De ce point de vue, la théorie de la gravitation quantique à boucles est plus économe en hypothèses que l'ensemble des théories quantiques des cordes.

Pourquoi des "boucles" ? Dans l'article déjà cité de Carlo Rovelli, mais remanié en 2008, ce dernier explicite plus clairement cette hypothèse clé de la théorie : le choix d'une algèbre de boucles ("the loop algebra") prend sa source directement chez Faraday : "According to Faraday, the degrees of freedom of the electromagnetic field are best understood as lines in space: Faraday lines. Can we describe a quantum field theory in terms of its “Faraday lines”?" La réponse, relativement technique, est oui ! Ainsi, les auteurs ont élaboré mathématiquement une théorie quantique de champ, d'un nouveau genre, en partant d'une algèbre de "boucles". Ensuite, implémenter  l'idée d'Einstein de la relativité générale revient (mathématiquement) à se saisir de l'invariance par difféomorphisme : "In general relativistic physics, the physical objects are localized in space and time only with respect to one another. If we “displace” all dynamical objects in spacetime at once, we are not generating a different state, but an equivalent mathematical description of the same physical state. Hence, diffeomorphism invariance." La gravitation quantique à boucles est bien in fine, alors, cette tentative d'implémentation de cette subtile notion relationnelle de localisation dans l'espace-temps, dans une théorie quantique des champs (en l'espèce le champ gravitationnel).
Quelle image, représentation, nous reste t il pour se saisir alors du concept d'espace-temps ? Carlo Rovelli nous l'explique clairement : "we define quantum states that correspond to loop-like and, more generally, graph-like excitations of the gravitational field on a differential manifold (spin networks); but then, when factoring away diffeomorphism invariance, the location of the states becomes irrelevant. The only remaining information contained in the graph is then its abstract graph structure and its knotting. Thus, diffeomorphism-invariant physical states are labeled by s-knots: equivalence classes of graphs under diffeomorphisms. An s-knot represents an elementary quantum excitation of space. It is not here or there, since it is the space with respect to which here and there can be defined. An s-knot state is an elementary quantum of space." Un s-nœud (de spin "s-knot") est un quantum élémentaire d'espace. N'oublions pas que espace, ici, signifie aussi temps, un s-nœud est donc un quantum élémentaire d'espace-temps.
D'ailleurs, le résultat physique clé de la théorie de la gravitation quantique à boucles est le calcul explicite des valeurs propres d'aires et de volumes : la base de la représentation physique de l'espace-temps quantique ! Enfin, interpréter physiquement ces calculs revient certainement à revenir au sens de la mécanique quantique : l'espace-temps n'est pas ainsi un ensemble de quanta, mais bien une superposition probabiliste continue d'ensembles de quanta.

Il reste à se pencher sérieusement sur cette dernière phrase afin d'en savourer toutes les résonances possibles pour les significations pragmatiques qu'elle induit dans notre quotidien...


Nous y reviendrons...


{Pour Carlo Rovelli,je recommande également l'interview de 2007 par ARTE et je remercie également Jacques Fric, secrétaire de la Commission Cosmologie de la Société Astromique de France, pour sa traduction de l'article original en anglais de 1997}

lundi 19 avril 2010

Bardo Thödol, un renversement !

J'ai croisé Fabrice Midal par l'Inrees, un beau jour de décembre 2009. Il participait à une conférence sur le Bardo Thödol, ce fameux et énigmatique "livre des morts tibétains". J'ai bien dû écouter plusieurs fois, par morceaux, cette conférence de 2h, tant les paroles de Fabrice Midal m'ont interpellé. Cela a été le début d'une très riche investigation...

Fabrice Midal est philosophe et cet homme a cherché longtemps une autre voie au rabâchage incessant de concepts vides et creux. Un professeur de philosophie lui a d'abord transmis ce souffle si singulier de l'apprentissage de soi et du monde : François Fédier. Il a aussi trouvé en Chögyam Trungpa, un "maître" tibétain du XXè siècle, une parole libre et vivante et une incandescence de la spiritualité, qu'il tâche de transmettre, aujourd'hui, au sein de son association Prajna & Philia : Poésie, Philosophie et Méditation...

Ecouter Fabrice Midal est pour moi un enchantement, un décapage, une déconstruction et un apaisement : ses mots sont choisis, précis et justes.
Sur le Bardo Thödol, j'avais peu ou prou une idée générale qu'on peut éclairer par cet article.
Fabrice Midal m'a beaucoup surpris lorsqu'il me fait comprendre que ce fameux livre ne parle pas seulement de la "mort" mais bien plutôt des passages, des brèches, des bardos que, tous, nous rencontrons dans notre vie quotidienne et qui, sûrement, nous désarçonnent de nos habitudes, de nos certitudes, nous décentrent de notre ego centralisateur et trompeur.
J'ai déjà évoqué l'enseignement de Swami Prajnanpad (Voir et Connaitre) et sa dialectique de brahmane hindou intégrant tradition indienne, science physique et psychanalyse : son apport est nécessaire à la compréhension des implicites bouddhiques et tantriques contenus dans le Bardo Thödol. Nous y retrouvons les mêmes éclairages sur l'action du "mental" qui crée un "masque" sur la réalité et qui nous empêche de voir vraiment et de connaître. Et si ces bardos étaient des portes ouvertes sur ce qui est ?

Afin d'éclaircir d'abord les concepts ardus pour un occidental contenus dans le Bardo Thödol, j'ai lu ensuite le roman de Bruno Portier : "Bardo, le passage", qui explicite à travers une histoire moderne, la tradition liée à "la grande libération par l'écoute dans les états intermédiaires". Cet ouvrage a le mérite de nous livrer une version tout à fait "digestible" pour un Français mais il lui manque certainement l'éclairage plus profond, plus précis et plus provocateur en quelque sorte que Chögyam Trungpa a apporté à Fabrice Midal et que ce dernier nous a restitué lors de cette fameuse conférence du 17 décembre 2009.

Qu'a donc apporté Chögyam Trungpa à l'interprétation de ce livre dense et traditionnel ? Tout simplement un renversement !
Dans deux ouvrages (Fremantle et Trungpa, Le Livre des Morts Tibétain, Le courrier du Livre, 1979 et Chögyam Trungpa, Bardo. Au-delà de la folie, Seuil, 1995), Chögyam Trungpa propose en fait une description du "Livre Tibétain de la Naissance", tant, pour lui, il est nécessaire d'expliciter que l'état intermédiaire, le bardo, est un inter-monde, un état littéralement et historiquement "entre" le(s) "existence(s)" (antarabhava en sanskrit, bardo en tibétain). Cet état intermédiaire, Chögyam Trungpa ne le situe pas seulement entre deux "vies" dans le cycle du samsara, mais bien dans notre quotidien, "lorsque nous sommes pris par des moments d’incertitude où l’espace se déchire, s’ouvre et parfois nous effraie." nous rappelle Fabrice Midal. Là est l'enseignement essentiel du maître tibétain à l'occident, sur le Bardo Thödol.

Philippe Cornu (traducteur, tibétologue reconnu, auteur de nombreux ouvrages sur le bouddhisme) vient de terminer une dernière traduction du Bardo Thödol de Padmasambhava (Buchet-Castel, 2009) directement à partir des textes d'origine du courant nyingmapa. Nicolas d'Inca (psychologue clinicien qui travaille notamment avec Fabrice Midal au sein de Prajna & Philia) rapporte dans son blog un échange très intéressant avec cet enseignant bouddhiste. La tâche de Philippe Cornu était principalement, grâce à l'apport du tantrisme et du dzogchen, de replacer le livre dans son contexte historique et doctrinal. Dans un second article du blog, Philippe Cornu parle plus précisément de Chögyam Trungpa : "Quand Trungpa explique les six mondes ou scénarios d’existence, il montre que nous les avons dans notre vie." Cette interprétation n'est d'ailleurs pas totalement nouvelle.

La nécessité du bardo ou antarabhava apparaît lorsque la continuité doit être assurée entre deux "vies", lorsqu'un support, en quelque sorte, du "soi" doit être trouvé lorsque ce dernier ne semble plus vraiment "unifié" : entre la mort (d'une vie) et la conception (d'une autre vie). Cette nécessité est très ancienne dans le bouddhisme. Ainsi définit historiquement, le concept de bardo est renversé par Trungpa qui y voit finalement une sorte de discontinuité pour assurer in fine la continuité de la "vie" ou plutôt de la conscience/esprit. Discontinuité qui transparaît au sein de ce qu'on nomme communément la "vie" (l'existence) sous forme d'états de doute, de confusion, d'incertitude, et discontinuité où l'esprit a le choix entre "crispation et ouverture", entre conformisme/sécurité/obscurité/nécrose et lumière/inconfort/éveil/peur.
Ces discontinuités, nous les expérimentons tous dans notre vie sous forme de "vie/mort" symbolique ("symbolique" selon notre métaphysique cartésienne) en permanence, nous dit Fabrice Midal : le premier enseignement est de voir finalement que vie et mort sont inséparables et expérimentés, non pas une fois dans notre existence (selon le dogme catholique par exemple), mais à de multiples occasions au cours de l'existence. Nous pouvons même poursuivre en écrivant que notre existence n'est finalement qu'un ensemble de discontinuités où, à chaque fois, nous faisons un choix entre ouverture et crispation, entre ouverture-à-l'éveil et fermeture-à-l'éveil.
Le Bardo Thödol expose ainsi ce que vivent les êtres, l'esprit, lorsque ces choix adviennent, au moment des bardo. Ces bardo, ces états intermédiaires de l'esprit, sont résumés et identifiés, symbolisés, par 6 scénarios ou 6 mondes.

Ce déplacement, ce renversement, proposé par Chögyam Trungpa ne se situe pas dans une logique du tiers exclu, selon Philippe Cornu, mais bien du tiers inclus : "Ce que n’arrive pas à entendre l’Occident, c’est que l’un n’exclue pas l’autre. Ce n’est pas parce que ce sont des situations existentielles qui teintent notre vécu à chaque moment, que pour autant ces tonalités dominantes ne se manifestent pas réellement." Ainsi, replacer l'enseignement du Bardo Thödol dans le point de vue du dzogchen, c'est, au moins pour la pensée occidentale, expliciter la nature non duelle de la pratique du bouddhisme (ni samsara, ni nirvana mais co-émergence entre les deux) : ce replacement est exactement isomorphe à la logique Lupascienne du Tiers Inclus. (voir Tiers Inclus... et Logique de l'Energie..)
Ainsi, l'enseignement de Chögyam Trungpa n'est jamais à prendre de manière identitaire et dogmatique mais de manière littérale, en tant que "mouvement" transitoire, en tant que voie pour rétablir un équilibre/déséquilibre. Fabrice Midal, qui tient à transmettre cet engagement fidèlement, le décrit parfaitement en 4 points ici.
Philippe Cornu tient même à souligner que la psychologie occidentale, imprégnée de métaphysique cartésienne dualiste et binaire, n'a pas pu comprendre le Bardo Thödol, comme elle ne saisit pas au fond le bouddhisme, sa pratique et sa "logique" sous-jacente, essentiellement non-dualiste mais non contradictoire, à l'instar de la logique sous-tendant la mécanique quantique par exemple.

Que sont ces 6 scénarios possibles dont nous sommes à la fois auteur et acteur ? Olivier Piazza, sur son blog, les retranscrit fidèlement. Comment s'en saisir ? Pour Fabrice Midal, à la fois comme des colorations qui teintent quotidiennement notre existence vécue, comme des visions de déités qui sont manifestations de l'énergie qui se déploie, grossièrement comme des "émotions" en quelque sorte, et à la fois comme des choix de vie, des scénarios, des manifestations très prégnantes, dans lesquelles nous entrons ou ré-entrons après la mort/naissance, que nous conditionnons et qui nous conditionnent. Une fois de plus, la difficulté à saisir vient de notre "métaphysique" dominante qui exclue et qui n'inclue pas. La difficulté provient aussi de notre acception de l'esprit/conscience et de ses rapports avec le monde phénoménal et sensoriel.

Philippe Cornu comme Svami Prajnanpad viennent à notre aide sur ce point : l'esprit conditionné/conditionneur, le mental, crée l'égo et le monde extérieur (le soi/l'autre) en réponse à son incompréhension de la "réalité", à son ignorance : "Cet épiphénomène prend toute la place et masque le fait que sous cet esprit se trouve le non-duel, inconditionné, ouvert : la nature éveillée." rappelle Philippe Cornu. L'esprit/conscience conditionné/conditionneur semble s'approcher selon deux identités antagonistes : le conditionné, relié à nos sens, organise la cohérence de nos représentations du monde, il ne donne pas de valeur affective aux objets et phénomènes ainsi discriminés; le conditionneur, relié à nos passions, nos affects, nos émotions, colore et donne une valeur affective à nos représentations et aux phénomènes qui nous traversent; les deux antagonistes forment le couple conditionné/conditionneur qui, in fine, enferme l'esprit/conscience dans la permanence, la douleur et l'égo, dans la crispation. Ce couple ignore la nature non-duelle, lumineuse, "vide" (au sens de vacuité, donc isomorphe à "vide quantique") et connaissante de l'esprit/conscience. Philippe Cornu le déclare clairement :"l'esprit est une substance étendue et non une substance pensante. (...) C’est l’esprit vide et lumineux, c’est-à-dire connaissant ; non-dualiste, il n’entre pas dans la distinction entre sujet et objet."

Je suis très tenté, à ce point, d'inclure cette dernière dénomination/propriété de l'esprit/conscience au sein d'une tridialectique lupascienne : l'esprit/conscience, unitaire, possèderait ainsi trois orientations privilégiées et divergentes. Il est tentant alors d'explorer la "doctrine" du trikaya qui dans le bouddhisme vajrayana ou mahayana explicite trois plans de la réalité du Bouddha et de rapprocher ces deux courants de pensée. Cela nous emmènerait trop loin pour le moment, nous y reviendrons...

Comment se saisir de l'esprit/conscience vide, lumineux et connaissant ? Fabrice Midal, Philippe Cornu, Svami Prajnanpad insistent sur l'enseignement premier de Bouddha : expérimenter pour voir, écouter et connaitre ce qui est ! La méditation selon Philippe Cornu : "Dans la méditation, on va débrancher le mental passionné. En ralentissant l’esprit on peut analyser clairement ce que sont les phénomènes qui nous entourent dans la vision pénétrante. On ralentit le flot des pensées et on ouvre l’espace, ce qui fait le plus peur à l’ego. La méditation est si difficile, on rame et on lutte tant, car le mental passionné ne veut pas lâcher prise. On se focalise sur le contenu des émotions ou des pensées plutôt que les voir comme de simples mouvements dans l’esprit."

Ainsi, écouter l'enseignement contenu dans le Bardo Thödol doit permettre à l'esprit/conscience de se libérer des choix multiples et antagonistes s'offrant à lui pendant les états intermédiaires, les bardo, et accéder ainsi à son état "naturel" (de rigpa) : pur, lumineux et vide.
Ecouter, c'est aussi voir et agir, donner à l'autre.
Lors d'un deuil, Philippe Cornu souligne : "Cela permet de faire le deuil de manière exemplaire, car vous êtes en contact avec la personne, plutôt qu’avec votre chagrin et votre perte. Vous avez fait quelque chose pour l’autre sans vous apitoyer sur vous, cela change totalement la donne. Il n’y a plus la culpabilité d’être vivant, car on peut faire du bien à la personne, en pensant vraiment à elle. Il y a un processus thérapeutique, une forme de deuil actif."

Le Bardo Thödol contient au final une formidable aventure humaine, pragmatique et théorique, une formidable approche de l'existence "à partir de l'expérience la plus directe et la plus nue".

vendredi 12 mars 2010

Champ et Quantum : Echanges autour d'un seuil

Depuis la Théorie Quantique des Champs, le concept fondamental de la physique qui structure l'univers est le champ.
Le champ est d'abord un concept intuitif : on "voit" bien une étendue continue et infinie devant nous, voire, qui nous contient. Dans la vie quotidienne, en s'intéressant à la météorologie, nous nous emparons, sans le savoir bien souvent, de champs des températures et/ou des pressions. Ces champs à valeurs scalaires (nombres) représentent l'ensemble de toutes les valeurs prises par la température et/ou la pression (atmosphérique) en chacun des points de l'espace environnant. On retrouve donc la notion d'étendue (spatiale) couplée à une "mesure" locale et définie en tout "point". Mathématiquement, le champ scalaire est une fonction qui associe à plusieurs variables (espace vectoriel) un seul nombre. Et ce nombre exprime réellement une sensation : la quantification d'une température ou d'une pression en un endroit de l'espace, ressentis, mesurés, par notre corps ou par un capteur.
Retenons de cet exemple simple que le champ définit une relation locale, mais étendue sur un espace.
Ainsi, toujours en météorologie, la température de l'air en un "point" de l'espace à un moment donné dépend d'un ensemble de variables évoluant sur tout l'espace mais se mesure localement.

Le champ (relativiste) quantique est d'une nature intrinsèque différente et pourtant, nous pouvons le comprendre aussi comme une relation, définie localement, mais étendue sur tout l'espace-temps (c'est à dire aussi bien sur l'espace que sur le temps). Mathématiquement, cette relation est décrite par un opérateur qui agit sur des états quantiques. Plus exactement, le champ quantique est décrit par des opérateurs qui agissent sur la création ou la destruction d'états quantiques associés à des particules.

Dépoussiérons. Une particule est un concept physique qui rend compte du quantum, une particule élémentaire est un quantum : plus petite excitation du champ qui lui est subordonné, plus "petite" manifestation possible, élémentaire. C'est en gros une certaine quantité d'énergie-temps, une certaine quantité d'action élémentaire locale du champ. Cette quantité d'action élémentaire définit une discontinuité : "Entre deux multiples de ces quantum élémentaires d'action il n'y a rien." nous dit Basarab Nicolescu. Le rien en question est relatif au quantum considéré et ne doit pas être confondu avec le vide, le rien signifie le saut de la discontinuité.
Une particule possède "une durée de vie", elle est un quantum qui se manifeste dans l'espace-temps, donc elle est limitée dans cet espace-temps. Cette durée de vie peut-être extrêmement courte ou plus longue, les quanta élémentaires permettent ainsi l'accès à la totalité de la matière mais aussi à l'ensemble de ses interactions qui lui fournissent ses propriétés.

Le quantum n'est qu'un concept. Un concept qui rend compte des modalités d'échanges, d'interactions, de relations existant au sein de la matière. Un quantum n'a strictement rien à voir avec une "brique" par exemple. Il serait plutôt ce qui en dernier ressort résiste à notre investigation, à notre échange, à notre interaction avec l'univers. Il est "résistant" dans le sens où il se laisse saisir, dans le sens où il interagit avec l'observateur final qui le caractérise. Le quantum du champ se caractérise ainsi par sa masse, son spin, sa vie moyenne, sa charge et bien d'autres "nombres quantiques".

Ces échanges entre quanta des champs se réalisent selon des modalités précises et basiquement selon un mécanisme de création/destruction incessant agissant sur le vide quantique : nous en nommons trois : relation de création/destruction de quanta (opérateur de création/destruction), relation d'interaction entre quanta (opérateur de sommet) et relation de propagation de quanta (opérateur de propagation). Toutes ces relations sont en fait des échanges, liés à l'énergie-temps, et conservant au final l'énergie.

Précisément, le vide quantique est mis en évidence par les inégalités de Heisenberg sur l'énergie et le temps comme nous l'avons vu dans Le vide est plein. Ce vide quantique sert de "base", de potentiel à tout ce qui, au final, se mesure, devient actuel, réel.
Lorsque nous mesurons localement un champ quantique, nous opérons une sorte de "sondage" sur le vide quantique. Ce sondage est proportionnel à l'énergie employée pour la mesure, dit autrement, notre outil de mesure est exactement proportionnel au quantum recherché et mesuré. Il faut comprendre qu'un quantum n'existe pas isolé du reste, un quantum est en permanence en relation, en interaction, avec d'autres quanta. Ainsi, faire une mesure, c'est localement le "séparer" du reste pour l'analyser et le comprendre mais cette séparation est conceptuelle, elle correspond en fait à un exact échange d'énergie.

Dans l'opération de la mesure, il y a donc une notion d'échelle. Nous opérons une mesure, une saisie, à une échelle donnée, avec une énergie donnée, c'est à dire avec une "précision" donnée (un intervalle d'existence en quelque sorte de la mesure).
Une mesure i d'un quantum (à une échelle i) revient à "regarder" un état Ei de ce quantum, cet état peut également se "regarder" comme une somme de relations entre quanta dont l'énergie sera au maximum égale à l'état Ei. Cette somme de relations est infinie car le champ qui les "contient" est continu et infini. Cependant, pour la mesure, pour l'observation, nous choisissons l'échelle souhaitée et nous obtenons alors un nombre limité de relations (les autres seront négligées).

Les documents de vulgarisation de l'ENS sur la mécanique quantique fournissent l'exemple de l'électron, en relation avec le positron ("anti-électron") et des photons, d'abord hors interaction ("champs libres") puis avec interaction (cas de l'électrodynamique quantique).
Nous comprenons bien que l'électron n'existe ainsi en soi que dans les modalités d'échange qu'il entretient avec le vide quantique et les autres quanta comme son anti-particule et le photon.
Dans l'interaction électromagnétique, l'électron est en relation avec un autre électron via un photon (vu comme le médiateur de l'interaction). A une échelle plus fine, il faut intégrer aussi des relations intermédiaires entre le photon et la paire électron-positron. Il est possible d'itérer ces processus à l'infini, il est donc de "bon sens" de définir certains arbitraires pour la mesure, comme pour la "consistance" de la théorie. En gros, définir le moment où il faut s'arrêter : définir un seuil !
"Selon les lois quantiques, un électron n'est jamais isolé, il est toujours entouré par un nuage de particules virtuelles : électrons, positrons et photons. L'électron peut par exemple émettre un photon virtuel puis l'absorber. Ou bien il peut émettre un photon virtuel, qui peut se matérialiser en une paire électron-positron virtuels, laquelle peut s'annihiler pour se retransformer en photon virtuel, qui peut finalement être absorbé par l'électron initial, et ainsi de suite."

Ce qui est "amusant" avec la notion d'échelle de la mesure est que, bien évidemment, le "visage" du quantum n'est pas vraiment le même en fonction de l'échelle considérée : plus l'énergie fournie pour la mesure est forte et plus l'intensité mesurée de l'interaction liée au quantum considéré est forte.

Revenons maintenant aux champs. Reprenons notre exemple de l'électron. Pour le cerner, il nous faut au minimum trois champs quantifiés : électron, positron et photon. Il nous faut également connaître l'intensité de l'interaction entre ces champs couplés sachant que cette intensité dépend in fine de l'énergie fournit au système pour le "mesurer". Plus l'énergie est forte, plus le couplage est intense.

Cette grille de lecture de la Théorie Quantique des Champs nous apprend quoi ?

Ce que nous saisissons de la réalité se passe au niveau local : nous mesurons un échange, une interaction, une relation, entre des discontinuités, des sauts, des quanta et le "vide", le potentiel, le plein. La réalité de ce point de vue, la réalité matérielle, tangible est "faite " de discontinuités locales qui interagissent entre elles par l'intermédiaire d'un continu étendu sur l'espace-temps. Enfin, la nature de ces discontinuités est liée exactement à la nature de tous ces échanges, c'est à dire au flux d'énergie. Ce flux est "calibré" en quelque sorte par un seuil, une coupure déplaçable.

Ainsi il est possible de comprendre la très belle formule "lupascienne" de Basarab Nicolescu :
(énergie; discontinuité; seuil).

jeudi 11 mars 2010

Discontinuité et A-causalité ?

Discontinuité.

C'est un mot qui paraît simple. Le contraire de continuité. C'est un mot difficile pourtant à appréhender. Je crains en effet qu'il ne s'approche que par son ombre, par ce qu'il n'est pas, par ce qu'il ne contient pas, par ce qu'il ne définit pas.
Essayons.
Il vient le mot "saut". Lorsque cela est discontinu, cela "saute". Un exemple en mathématiques : la fonction partie entière sur R qui associe à chaque réel l'entier correspondant (à sa partie entière!). Cette fonction est discontinue et elle fait des "sauts". Une visualisation de cette fonction ici.

Pour imaginer ce que cela veut dire, imaginons être le résultat d'une telle fonction. A un moment, nous sommes en un endroit, le moment d'après, nous sommes en un autre. Entre les deux, il n'y a rien. Mais vraiment rien. Le problème principal avec le "rien" c'est qu'il est très difficile de le saisir puisque justement, il est par définition insaisissable. Vous êtes la fonction partie entière, vous êtes en 2, vous avancez tranquillement, et puis d'un coup vous êtes en 3. Vous recommencez plus doucement, vous revenez en 2, vous restez très attentif à ce que vous ressentez, vous avancez très doucement et puis d'un coup vous êtes en 3. Vous n'avez toujours rien vu et rien compris. Vous ne pouvez pas prendre avec vous le rien. Pour le saisir, il faut prendre du recul et faire des mesures. En mesurant, vous vérifiez qu'effectivement votre mouvement est fait de "marches", des 1, des 2, des 3 etc mais rien entre les deux.

C'est difficile à concevoir car dans notre monde macroscopique, nous avons le sentiment qu'il existe une continuité dans le "mouvement" des phénomènes que nous percevons. Votre paysage extérieur n'est pas fait de hachures noires et de hachures colorées, lorsque vous entendez un son, vous avez le sentiment d'écouter un flot, pas des hachures de sons inaudibles (!).
Et pourtant.

La discontinuité doit s'appréhender avec son contradictoire selon S. Lupasco, la triade ainsi formée est riche de tous les possibles et permet mieux de cerner une notion "dynamique" : {discontinuité; continuité; T}. Le tiers inclus du couple continu/discontinu peut s'approcher par le concept de "seuil". Le seuil regroupe les acceptions suivantes : base (base de porte, de cadre), limite (ce qui revient au même), zone de contact, interface (qui souligne bien la nécessité d'une coupure entre deux milieux, deux "objets") mais aussi effet cumulatif (dans effet de seuil) qui permet d'adjoindre alors au mot les concepts de "binarité" (0, 1) voire d'"émergence", c'est à dire de "rupture" et de "niveau de réalité". Le "seuil" apparait alors effectivement un mot assez juste pour se trouver couplé avec continu/discontinu et le triplet/triade ainsi formé {continu;discontinu;seuil} suffisamment complet et consistant pour en saisir les sens.

Examinons maintenant chaque membre de la triade en fonction des deux autres.
Le "continu" est très intuitif, il est cependant délicat de s'en saisir vraiment séparément. En mathématiques, la continuité nécessite la notion d'un seuil voire d'un point et d'une limite selon les définitions (nous laissons à plus tard les notions plus générales liées à la topologie comme la notion d'image (réciproque, directe) et d'adhérence qui "contiennent" toujours in fine les premières notions plus "métriques"). Nous voyons bien de manière simple que définir le "continu" nécessite le couplage avec le "seuil". Le couple ainsi formé renvoie immédiatement au "discontinu". Enfin, coupler le continu avec le discontinu renvoie aussi au seuil qui les délimite ! Il apparait donc logiquement que le concept de "continu" ne peut se passer de son exact contraire ni du "seuil".

Examiner le seuil, comme nous l'avons déjà réalisé plus haut, c'est le coupler immédiatement à un continu et ce couplage définit assez remarquablement bien un discontinu !

Au final, étudier le discontinu revient à s'emparer de la sémantique déjà exposée du continu et du seuil.

De manière dynamique, analyser la triade {continu; discontinu; seuil} revient à exposer un nombre infini d'états "mesurables", observables, saisissables, des trois mots corrélés ensemble. Dit autrement, un ensemble de combinaisons possibles comme autant d'infinies subtilités de sens que renferment ces trois mots. Il n'est plus concevable alors de parler ou d'écrire un seul mot de la triade sans se référer immédiatement aux deux autres : l'implicite du mot devient l'explicite de la triade.
De cette dynamique s'extrait facilement la dernière acception du mot seuil : "effet de seuil", utilisé en sciences pour désigner l'apparition d'un phénomène à partir d'une valeur donnée d'une variable. Cet effet de seuil marque bien, dans un phénomène continu qui croît ou décroît, l'émergence d'une discontinuité à une valeur donnée, à partir d'un seuil, quoi ! Mais cette acception ajoute la notion de rupture, voire de niveau de réalité et de causalité. Car un "nouveau" phénomène apparait au delà du seuil, par une discontinuité, une rupture, un saut, sur la continuité pré-existante. Ce phénomène était potentiel, il devient actuel. Sa "nouveauté" réside en fait dans son passage du potentiel à l'actuel, dans son passage par le seuil. Ce seuil, en l'actualisant, en l'amplifiant, le coupe de manière irréductible et le place ainsi dans un autre "niveau de réalité" (selon B. Nicolescu). La triade lupascienne contient donc toujours ce saut qui en fait un système irrémédiablement ouvert. J'ai, plus haut, caractérisée la triade de système complet : oui, le système est bien "complet" et "ouvert".

Et que devient la causalité ? La causalité est elle contenue dans la triade, ou bien est elle un "principe" posé a priori ?
Si nous reprenons les concepts de S. Lupasco enrichis par B. Nicolescu, nous dégageons de la triade un système auto-consistant mais ouvert. L'ouverture peut être itérée infiniment jusqu'à un méta-système toujours ouvert où le tiers inclus joue le rôle d'invariant structurant l'isomorphisme des deux contradictoires. (voir Tiers Inclus : logique, ontologique et amour). Le Tiers inclus est irréductiblement contradictoire et donc totalement indéterminé : cela semble très analogue à ce qui existerait derrière la "porte" du vide quantique de la physique, ce fameux vide qui est plein (voir Le vide est plein.). Cela semble analogue à l'affectivité mais S. Lupasco jugeait cette dernière comme un "en-soi absolu" et "alogique" et n'a jamais voulu identifier celle-ci au tiers inclus (là où moi, allègrement, je franchis le rubicond dans mon article déjà cité). Il est vrai que l'identification est pour Lupasco un cas particulier d'une relation entre deux contradictoires ! Le tiers inclus reste ainsi "secret" selon les propres mots de B. Nicolescu qui le rapproche du sacré, de l'irrationnel, du mystère irréductible, de la zone irréductible de non-résistance. Ce tiers inclus, en formant l'unité avec le couplage des deux contradictoires, ferme et ouvre à la fois. Stéphane Lupasco a semble t il toujours refusé de considérer que l'alogique pouvait entrer dans la logique, ce que Basarab Nicolescu, en convoquant Gödel, a pourtant réalisé.

Ainsi dans la triade, aucun "tiers" n'est à l'origine/finalité d'un autre tiers car nous l'avons bien compris, le tiers inclus lui-même est insaisissable sans les deux contradictoires qu'il unifie. Il s'agit bien de la discontinuité la plus irréductible qui soit ! Le "système" ouvert ainsi défini semble intégrer l'a-causalité et la causalité dans une non-contradiction "parfaite".

Mais que sont alors la causalité, l'orientation, le temps ? Des a priori ou des a postériori ?

mercredi 10 mars 2010

Féminin/Masculin <=> Temps

C'est la "fameuse" grippe A (H1N1) de l'année 2009 qui m'a relié au Dr Marc Girard. Ce médecin et psychothérapeute est expert en pharmaco-vigilance et, à ce titre, a alimenté quelque peu les polémiques sur la pertinence de la vaccination massale proposée aux Français.
Mais je reviens ici sur ses écrits sur la femme tels qu'ils les proposent dans ses deux articles : "La brutalisation du corps féminin..." et "La femme satyre...".

*

Dans le premier article, Marc Girard propose son analyse de la médicalisation du corps féminin, essentiellement comme une analogie d'un renversement.
Pour lui, les ritualisations médicales (à l'occasion d'un visite au planning familial ou d'un accouchement) sont perverses en ce sens que le discours qui les installe ("exigence hippocratique de chasteté" par exemple) diverge totalement avec le sens des actes pratiqués ("attentat à la pudeur" ou dé-"possessivité du mâle" face aux "actes de barbarie" pratiqués sur la femme). Ces "rituels d'inversion" comme les nomme Marc Girard sont renforcés symétriquement par le silence du corps médical face à certains problèmes de la femme comme les mycoses génitales ou le défaut d'allaitement. Des premières, aucune information claire et précise (malgré la littérature disponible) sur les risques iatrogènes de la contraception orale; du second, aucune parole sur le lien pourtant démontré entre orgasme et production de lait via l'ocytocine ! Dans les deux cas, l'homme -en tant que partenaire sexuel et/ou père- est soit mis à contribution de façon inutile, soit relégué en tant que "fonction" asexuée. Mais ces actes, nous dit Marc Girard, reflètent un état d'esprit plus profond : le déni de la" perplexité de l'homme devant la féminité" et "sa fascination pour [son] esthétique".
La femme est ainsi niée à tout âge et avec beaucoup de mauvaise foi tant la pertinence de l'argumentation retenue par le corps médical est construite de manière ad hoc, à l'opposé d'un véritable discours scientifique : contraception féminine, ménopause, procréation artificielle sont autant d'espaces où s'exerce le déni médical de l'intégrité sexuelle de la femme, voire de son intégrité d'humain tout court !
Le corps et la psyché de la femme sont constamment martyrisés tant le modèle médical du féminin est sinon outrageusement simplifié voire carrément absent. Ainsi les organes de la femme aux fonctions subtiles et complexes deviennent sinon remplaçables au moins tout à fait inutiles et les procédures de soins se transforment en automatismes aux effets antagonistes à ceux prévus par la promotion médicale !
La médecine a "réponse à tout" et Marc Girard pointe bien un excès de la "brutalité séculaire" de la médecine occidentale sur le corps féminin en lien avec une constante "surveillance toute spécifique" de chaque étape de la vie (de la pré-puberté à la post-ménopause). Cet excès amène irréductiblement au renversement d'un statut ou d'un principe féminin par sa négation même. Pire, Marc Girard souligne toute la perversité de ce renversement quand il s'agit pour la médecine de "récupérer" tout le prestige lié à un double renversement du discours, en l'espèce le dénigrement puis l'encensement de l'allaitement maternel.
Marc Girard tient cependant à replacer le rôle de la médecine occidentale vis à vis de la femme dans un mouvement historique sinon ontologique : "il revient à cette médecine d’avoir déplacé les racines de l’antagonisme d’une angoisse fondamentale – la peur viscérale de l’homme à l’égard des puissances supposées du féminin – à un simple dégoût rationalisé sur la base d’un supposé savoir quant à la physiopathologie des femmes."
Ce déplacement a une origine historique : dès la seconde moitié du XVIIè siècle, avec l'accréditation royale et religieuse des sages-femmes, en concomitance avec la dénonciation des femmes "sauvages" (les "sorcières") "auxquelles la société traditionnelle se référait dans les grands moments" de la vie. Ce geste précis envers la femme est baigné dans le mouvement plus général et plus ancien de la déculturation née de la Contre Réforme et d'une reprise en main des "esprits" populaires par le Concile de Trente sous la poussée des revendications protestantes.
Hélas, comme le souligne Marc Girard, le renversement historique du statut social de la femme est malheureusement toujours d'actualité...

*

Dans le second article, Marc Girard propose un déplacement de la thèse freudienne sur le complexe de la castration. En tant que psychothérapeute, ne voyant plus sans doute dans nos comportements trace issue d'une telle analyse littérale, il propose comme "clé" de la castration non la présence/absence de phallus mais plutôt la tumescence/détumescence de ce dernier. Ainsi, la femme ne connait pas la castration parce qu'elle n'a pas effectivement de phallus et l'homme l'expérimente symboliquement tout au long de sa vie !
Le "complexe" se déplace ainsi du champ de la possession matérielle binaire (en avoir ou pas) à celui d'une expérimentation de puissance sexuelle partielle : être "puissant" ou impuissant, selon l'état de son organe génital mais aussi de son "identité" sexuelle.
D'abord, la puissance/impuissance sexuelle est elle un problème égalitaire ? Selon Marc Girard, c'est tout à fait le cas mais d'une manière tout à fait particulière : si l'expérience de la détumescence constitue une "épreuve de vérité" pour l'homme et lui permet, face à cette contrainte physiologique, de se structurer, l'absence d'expérience de même nature pour la femme la contraint à se "structurer" sur un autre champ que celui restreint du coït ! (Or, ces autres champs sont, nous l'avons vu plus haut avec le premier article, pervertis par la société.) Pour appuyer sa thèse, Marc Girard convoque un cas extrême en relatant longuement les expériences sexuelles narrées de Catherine Millet où "embargo sur la détumescence" et "exil de l'orgasme" illustrent laborieusement "la misère sexuelle" de la narratrice. Cet exemple, analysé, in fine, comme un déplacement de la libido du stade génital à l'oral, sert à Marc Girard de catharsis pour démontrer que l'expérimentation sexuelle d'une puissance "continue" est un déni de l'inégalité des sexes, car la détumescence [vue comme l'expérimentation sexuelle d'une puissance "discontinue"] constitue bien la "limite (...) à l'égalité entre les sexes" ! En gros, nier l'inégalité des sexes, c'est désexuer la société, et augmenter la brutalité et la violence des rapports humains, notamment via le monde du travail. Marc Girard termine son article en reliant, par son activité de psychothérapie, la névrose féminine à un substitut du complexe de la castration (ce qui, il me semble, n'est pas nouveau comme interprétation...)...

*

Ainsi, par ses deux articles, Marc Girard pointe le masculin/féminin dans la société par le prisme du féminin et met en exergue une convergence de deux mouvements ayant pour résultat la déstabilisation d'une harmonie sociale. Ces deux mouvements s'inscrivent pour moi dans un rapport similaire au temps et l'harmonie synchronique constatée vient renforcer la disharmonie sociale.
Explicitons. Le premier mouvement est lié au coït donc à la confrontation temporaire ("court terme") des deux sexes et le constat à cet instant de leur "différence" réside en fait entièrement dans l'expérimentation individuelle d'une puissance ou d'une maîtrise, continue pour le féminin et discontinue pour le masculin, d'après Marc Girard. Cette interprétation reste perverse en ce sens qu'elle réduit l'humain sexué à une binarité exemplairement "matérielle" (au sens où la discontinuité "est" l'actuel (donc le matériel) et la continuité "est" le potentiel par exemple). Cette réduction sur l'humain sexué est voulue par la société qui privilégie clairement le discontinu au continu et donc dans ce sens le masculin au féminin. Cette réduction explicitée est donc la négation de la position inverse ! Elle nie donc le plaisir sexuel féminin comme une voie vers le continu, à ce qui relie, à la complexité. Elle empêche enfin la conciliation des deux sexes sur la voie complexe d'une expérimentation duale (féminin ou masculin) et donc unitaire (féminin et masculin à la fois).
Le deuxième mouvement est lié essentiellement à la fécondité/reproduction donc à la confrontation "long terme" des deux sexes et le constat sur une longue période de leur "différence" réside en fait entièrement dans l'expérimentation sociétale de la puissance ou maitrise liée à la fécondité/reproduction, continue et stable (pour la phylogenèse) pour le féminin, discontinue et instable pour le masculin. Ainsi, nier les attributs reproducteurs de la femme dans sa médicalisation excessivement brutale, c'est nier la puissance et la stabilité phylogénique du féminin en exposant de manière très excessive symétriquement l'instabilité du masculin. Cette réduction va dans le même sens que celle issue du premier mouvement et dans la même volonté du rapport au temps : vouloir supprimer la mémoire, rester dans le court (terme), figer un discontinu, arrêter le temps.

*

Dans un article paru dans un hebdo, Françoise Héritier m'a interpellé sur cette question fondatrice du rapport féminin/masculin et j'ai trouvé ses réflexions issues des travaux de sa vie tout à fait passionnantes pour généraliser les propos de Dr Girard. Je me sers ici d'un article de Agnès Fine pour résumer et illustrer mon propos :
Françoise Héritier, anthropologue structuraliste dans la lignée de Claude Lévi-Srauss, a cherché le fondement de la hiérarchie entre les sexes dans le questionnement des systèmes de parenté construits sur "un donné biologique élémentaire". En comparant les rapports masculin/féminin dans ceux de parent/enfant et aîné/cadet qui contiennent "l'ordre naturel" (ancré dans le temps, dans la succession non commutative des lignées) des générations, elle remarque un rapport asymétrique : celui de sœur aînée par rapport à frère cadet (combinaison non commutative) qui signe selon elle "la valence différentielle des sexes", ce que Pierre Bourdieu nomme "la domination masculine". Cette valence différentielle est universelle et s'inscrit pour Françoise Héritier dans la pensée de la différence (la première différence observable étant sur l'anatomie de l'humain !). L'universalité de cette valence différentielle repose selon l'anthropologue sur la volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si singulier et, en généralisant, sur la volonté de maitrise de la cosmologie et du monde surnaturel.

Ainsi, les mouvements explicités par le Dr Girard et élargis par mes soins seraient universels, selon l'anthropologue structuraliste Françoise Héritier. Pierre Bourdieu ne dit pas autre chose, seulement il lui donne une causalité différente et le lien entre ces deux auteurs est un déphasage, donc une vue différente sur le temps. Car rechercher un invariant structurant "externe" (soi disant en dehors d'une subjectivité) ou un "pivot" constructeur "interne" (soi disant en dehors d'une objectivité) reflète bien curieusement le même mouvement déphasé et interroge la causalité. Encore une fois, n'est il pas possible de saisir, avec la logique du tiers inclus, les contradictoires apparents ?

Ce que je relie ici c'est finalement le sexe et le temps. Distinguer une valence différentielle des sexes, c'est intégrer dans sa démarche une évolution et un développement (aussi bien au sens biologique que sociologique) et c'est vouloir s'affranchir de la symétrie implicite sous-jacente : le temps ! Distinguer une construction incessante et permanente issue d'acteurs, c'est aussi intégrer dans sa démarche une évolution et un développement (au moins historique !) et vouloir implicitement s'affranchir du temps (en l'intégrant explicitement) ! Les deux positions sont liées par le temps de manière antagoniste.
Je définis ainsi une triade lupascienne (féminin, masculin, temps) qui a le mérite de contenir les deux causalités explicitées voire de permettre d'en visualiser d'autres (?).

Ainsi, le renversement du Dr Girard est un renversement du temps, du moins celui que psychiquement nous ressentons tous et qui nous conditionne. Françoise Héritier invoque elle aussi ce retournement lorsqu'elle place côte à côte l'évolution du féminin et du masculin dans la reproduction : le masculin (avec le test ADN) devient certain et le féminin (avec le don d'ovules, la FIV, la sélection d'embryons, les mères porteuses, ...) devient "éclaté" et incertain (qui est la "mère" ?). Lorsque le couple féminin/masculin se perturbe, il fait bouger aussi les couples parent/enfant et aîné/cadet, et nous retrouvons ainsi les perturbations partout dans la société. Cette dernière phrase se voulant a-causale, nous pouvons écrire aussi que ce sont les perturbations sociales qui in fine engendrent sinon un renversement, du moins un déplacement très net au sein du couple féminin/masculin.
Je souhaite envisager ce "déplacement" comme une réorganisation au sein de la triade {masculin, féminin, temps} et relier ainsi toutes les questions essentielles du masculin/féminin à notre rapport au temps.
Il faudra y revenir...

dimanche 7 mars 2010

Tiers Inclus : Logique, Ontologique et Amour ?

Basarab Nicolescu s'est penché avec attention et rigueur sur l'œuvre de Stéphane Lupasco. Ce physicien théoricien du CNRS qui s'intéresse à la transdisciplinarité a apporté une nouvelle compréhension de la logique du tiers inclus.

Examinons l'axiomatique de la logique du tiers exclu (en reprenant également la métaphysique de la célèbre expérience de pensée dite du Chat de Schrödinger)(déjà citée) :

1) l'axiome d'identité : e=e (un chat vivant est un chat vivant)
2) l'axiome de non-contradiction : e n'est pas non-e (un chat vivant n'est pas un chat mort)
3) l'axiome du tiers exclu : il n'existe pas de troisième terme T qui soit à la fois e et non-e (il n'existe aucun état de chat qui soit à la fois un chat mort et un chat vivant)

En couplant les deux premiers axiomes, on arrive naturellement à saisir que le troisième semble dépendant des deux premiers : non-e n'est pas e (un chat mort n'est pas un chat vivant); on en déduit apparemment qu'il n'existe aucune place pour un tiers entre e et non-e !

A la suite de la mécanique quantique, de nombreux logiciens ont tenté des "logiques quantiques" en modifiant seulement l'axiome de non-contradiction et en imaginant des tables à multiples valeurs de vérité à la place de celle du couple binaire (e; non-e). (un chat mort-vivant est dans un état de superposition de multiples états entre un chat vivant et un chat mort ?) Finalement, on en revenait à dissoudre presque l'axiome d'identité : e est il encore e ? (qu'est ce qu'un chat vivant ?) Cette dissolution est certainement riche d'investigations...

Aujourd'hui, nous comprenons que le principe de complémentarité de Bohr impose la représentation d'un autre "objet" incluant e et non-e (la lumière n'est ni une onde ni une particule ET les deux à la fois, elle est un objet dont les deux propriétés complémentaires ne sont que des valeurs identitaires mais ne sont pas l'"objet" en lui-même)

Lorsque Stéphane Lupasco modifie l'axiome du tiers exclu en le "retournant" : il existe un tiers T qui est à la fois e et non-e, il semble violer l'axiome de la non-contradiction et pourtant il l'étend.
Il définit ainsi pour chaque couple (e; non-e) une table des valeurs logiques issue de son principe d'antagonisme (Actualisation; Potentialisation; Tiers Inclus=quantum de contradictoire=ni A et ni P).
Nous lisons ainsi : e s'actualise (en même temps que) non-e se potentialise
e ni ne s'actualise ni ne se potentialise (en même temps que) non-e {idem}
e se potentialise (en même temps que) non-e s'actualise
de façon abrégé :
e non-e
A P
T T
P A
Le Tiers inclus apparait alors effectivement comme le plus petit "élément" irréductible qui fait exister la non-contradiction entre e et non-e. T est un quantum du contradictoire. La triade ainsi définie (A; P; T) fait coexister les trois termes en même temps.
L'axiome de non-contradiction est aussi non seulement respecté mais étendu :
la contradiction s'actualise (en même temps que) la non-contradiction se potentialise
la non-contradiction s'actualise (en même temps que) la contradiction se potentialise
il n'existe aucun état ni actuel ni potentiel de la contradiction et de la non-contradiction

Paradoxalement, la contradiction et la non-contradiction semblent se soumettre à la logique du tiers exclu. B. Nicolescu nous éclaire dans son article très riche sur le tiers inclus: (...) "le quantum logique faisant intervenir l'indice T est associé a l'actualisation de la contradiction, tandis que les deux autres quanta logiques, faisant intervenir les indices A et P, sont associés à la potentialisation de la contradiction. Dans ce sens, la contradiction est irréductible, car son actualisation est associée à l'unification de e et non-e. Par conséquent, la non-contradiction ne peut être que relative ." T apparaît très clairement ici comme le quantum du contradictoire, comme le plus petit élément logique irréductible de la contradiction qui déplace nettement dans chaque couple (e; non-e) un opposé exclu en un contradictoire inclus.

B. Nicolescu clarifie cette proposition en introduisant la notion de "niveaux de réalité". Il imagine un triangle formé par le triplet (A; P; T) où A et P appartiennent à un même niveau de réalité et où T appartient à un niveau différent. Ainsi, dans le niveau de réalité de A et P, c'est la projection T' de T qui produit l'apparence de couples mutuellement exclusifs; T' ne peut, dans ce niveau de réalité concilier l'Actualisation et la Potentialisation, un évènement e et le non-évènement non-e associée. En revanche, puisque T se situe dans un autre niveau de réalité que A et P, les trois dynamismes peuvent exister en même temps, ensemble, sans contradiction. Comme le souligne B. Nicolescu : "la tension entre les contradictoires bâtit une unité plus large qui les inclut."
Le "niveau de réalité" n'est pas un niveau d'organisation, concept cher à la systémique.

Laissons parler le physicien : "deux niveaux de Réalité sont différents si, en passant de l'un à l'autre, il y a rupture des lois et rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité)." Un niveau de réalité c'est "(...) un ensemble de systèmes invariant à l'action d'un nombre de lois générales (...)". Ainsi, en physique, le niveau quantique est un niveau de réalité différent du niveau "classique", macro-physique car il y a rupture des lois. Personnellement, je suis aujourd'hui plus nuancé, j'ajouterais : "dans les limites de nos connaissances". Car lorsque Basarab Nicolescu déclare que : "Personne n'a réussi à trouver un formalisme mathématique qui permet le passage rigoureux d'un monde à l'autre. Il y a même de fortes indications mathématiques pour que le passage du monde quantique au monde macrophysique soit à jamais impossible." , il oublie la théorie (et l'ensemble de ses développements) d'Alain Connes en Géométrie Non-Commutative qui semble fournir ce passage rigoureux. Il est vrai qu'il faudra beaucoup de temps pour que (si l'expérimentation valide sa théorie du modèle standard des particules élémentaires) ses travaux soient repris et vulgarisés abondamment...Mais il a raison dans le sens où il met en évidence (voir plus loin) que ce mouvement de la connaissance est ouvert donc sans fin (et donc que la géométrie non commutative nous ouvrira d'autres portes à leur tour ouvertes sur d'autres, etc..)

Mais le concept de B. Nicolescu est là dans son entier : discontinuité. Et n'a donc rien à voir avec un niveau d'organisation qui n'est en quelque sorte qu'un changement de vue continue sur un système (voir de l'ouvert à la systémique). Dit autrement, le "niveau de réalité" décrit deux ouverts disjoints et on ne parle plus d'identité, mais bien d'isomorphisme. Le problème conceptuel essentiel est que cet isomorphisme est encore très loin (voire pas du tout) d'être éclairé, documenté, informé, construit. Il est d'ailleurs à redouter que ce terme employé (par analogie) ne convienne absolument pas !

B. Nicolescu est allé plus loin et a conceptualisé un "objet transdisciplinaire" au sein d'un modèle transdiciplinaire de la Nature et de la connaissance. La lecture de son article synthétique (déjà cité) est très clair à ce sujet.
Prenons le concept de "niveau de réalité" , plaçons le dans un processus itératif supposé infini : nous obtenons une structure ouverte, gödelienne, de l'ensemble des niveaux de Réalité. Appréhender cette structure consiste en fait à appréhender un mouvement sans fin (donc sans début), sans non-contradiction absolue, incomplet. Cette structure discontinue est un espace topologique, son complémentaire existe et B. Nicolescu l'appréhende comme une "zone de non-résistance" à nos sens, expériences, représentations, descriptions, images, formalisations mathématiques. Si cela ne résiste pas, c'est qu'on ne peut l'appréhender, rien n'est saisissable. Cette zone est certainement à rapprocher du concept de "voile" de Bernard d'Espagnat (Le réel Voilé) ou de "l'affectivité" de Stéphane Lupasco voire du "sacré" irrationnel. Les deux ensembles/espaces définis : ensemble ouvert des niveaux de réalité et son complémentaire forment l'Objet Transdisciplinaire. A cet Objet T correspond de manière isomorphe un Sujet T, le complémentaire du Sujet T étant en fait la même "zone de non-résistance"identique à celle de l'Objet T.

Ainsi, par un processus itératif du concept de niveau de réalité couplé à la logique du tiers inclus, Basarab Nicolescu construit un modèle de la réalité et de la connaissance basiquement décrit par une triade (Objet T, Sujet T, T s.inclus) où l'Objet T (T pour Transdisciplinaire) se construit peu à peu par la rationalité, par l'accumulation d'information de la part du Sujet T qui devient peu à peu par la perception ce flux de conscience isomorphe à l'information mais unifié à lui seulement incomplètement grâce au Tiers secrètement inclus.
J'ai envie de modifier : grâce à l'amour !

Ainsi s'étalerait devant nous : la logique, l'ontologique et l'amour.

B. Nicolescu ajoute un concept éclairant et fondateur d'une ontologique à venir : le principe de relativité. "aucun niveau de Réalité ne constitue un lieu privilégié d'où l'on puisse comprendre tous les autres niveaux de Réalité . Un niveau de Réalité est ce qu'il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Ce Principe de Relativité est fondateur d'un nouveau regard sur la religion, la politique, l'art, l'éducation, la vie sociale. Et lorsque notre regard sur le monde change, le monde change. Dans la vision transdisciplinaire, la Réalité n'est pas seulement multidimensionnelle - elle est aussi multiréférentielle."

Ce dernier mot est certainement l'(origine;finalité; T) de mon propre mouvement, ici et maintenant. Ah, non, j'oubliais l'(amour; amour;amour) !

samedi 27 février 2010

Le temps n'existe pas

Catherine Besnard-Péron m'a transmis le livre de Laurent Dubois : "Les paradoxes du temps" peu après notre rencontre. Mes propres questions existentielles sur ce thème semblaient pouvoir trouver un écho dans ces écrits.
Construit en partie comme un dialogue platonicien, cet ouvrage explore les divers paradoxes liés au temps recensés dans la littérature, puisque le paradoxe offre une brèche étonnante voire stupéfiante de connaissance. Il a d'ailleurs été utilisé de tous temps pour condenser l'information et faire face au "bon sens". Comme si de tous temps, opposer sens et langage avait permis de faire varier notre conscience éveillée, dans le jeu oscillatoire du visible/invisible. Pour ma part, je considère que le plus beau paradoxe est sa non existence.

"Les paradoxes du temps" est un ouvrage composite construit à partir de cheminements et de questionnements au premier abord disjoints. Mais sans doute écrire sur les paradoxes temporels et du temps est-il un paradoxe en soi ! Laurent Dubois m'a cependant aidé à m'expliciter certains concepts.
Je pense notamment à sa (dé)construction du cône de lumière par des diagrammes 2D (en relativité restreinte). Ce n'est pas tant le résultat final que son approche didactique originale qui étonne et vous laisse un : "ah, oui, c'est vrai, je n'y avais pas pensé !"

Je pense aussi à son image de la dilatation du temps psychologique ressenti par rapport au temps mesuré de l'horloge. Laurent Dubois convoque à cette occasion un élastique étiré : en haut le futur, en bas le passé. A l'instant présent, vous pincez l'élastique avec vos doigts. Puis, pour expliciter votre ressenti du temps, vous tirez (par votre imaginaire !) alors sur l'élastique perpendiculairement à l'élastique déjà étiré. Vous étirez en fait un instant t sur l'élastique étiré du temps. Cet instant, vous imaginez que vous pouvez l'étirer très très loin. Vous avez devant vous alors l'instant de votre songe d'un instant, l'instant de vos pensées. On peut en généralisant cela imaginer que cet instant est aussi celui de votre vie, qui finalement, au seuil de votre mort, n'aura duré qu'un souffle...

Prenant cette image, j'ai imaginé simplement étirer de la même manière tous les instants t contenus dans l'élastique étiré du temps. Nous avons alors devant nous tous les instants de toutes les vies. Comme une matrice temporelle infinie contenant tous les temps "propres" de toutes les vies. Le temps de fait devient bi-dimensionnel : étonnant, non ? (aurait dit Pierre Desproges).

Je n'ai malheureusement jamais encore à ce jour compris pourquoi et comment le temps était unidimensionnel.
Il me paraissait si évident, si immédiat, que l'unité du monde pouvait s'aborder immédiatement, sans délai, sans distance aucune, simplement et intuitivement par la pensée. Pourquoi se compliquer avec ces histoires de degrés de liberté, de nombre de variables indépendantes au moins nécessaires à la description de l'espace considéré, donc du monde ?

Il m'aura fallu bien du "temps" justement pour accepter de regarder ailleurs que là où "on" m'avait dit de regarder. Il m'aura fallu bien du temps pour me saisir du langage et de ses concepts, des connaissances et des modèles organisateurs mais réducteurs, de l'envie d'aller dans le tumulte, d'oser affronter mes peurs de ressentir la complexité, d'oser prendre avec moi le vertigineux amour de la vie au risque raisonné de la perdre. Il m'aura fallu bien du temps pour (re)créer ma vie.
Le temps est il alors ce nécessaire recul à l'émotion ? Le temps est il cet espace qui se crée, ici et maintenant, par notre désir de transmettre ?

L'uni-dimension du temps de la physique a comme mérite au moins de servir de pivot à toutes les investigations.

Mais ce simple concept est dépassé, nous l'avons vu, Einstein nous l'a démontré: le temps est de l'espace et l'espace est du temps. Vouloir réduire ce "temps" à une expression séparée, à une grandeur physique à 1 degré de liberté est très sclérosant et annihile in fine tout possibilité de le développer, de le complexifier. La piste la plus prometteuse réside donc dans notre capacité à ressentir et appréhender par la conscience cette "chose" qui nous semble nous contenir et dont incessamment nous semblons nous vouloir nous affranchir.

Quelle est en fait la dualité de l'unité paradoxale du temps ? Dit autrement, puisque nous considérons le temps comme une entité unitaire, indécomposable, existe t il une autre entité plus "large" et qui l'engloberait ? Est il possible par exemple d'appliquer l'heuristique de Grothendieck au temps ?
La première étape, nous l'avons déjà vu, est de considérer une fois pour toutes que le temps est lié de manière indéfectible à l'espace et que le modèle dominant actuel physique pour expliciter notre univers est un de ces modèles d'espace temps à 4 dimensions au moins. ( Je laisse ici la place aux conjectures des espaces temps à n dimensions, n étant supérieur ou égal à 4 : cf Théories des Cordes etc..).
La curiosité de ces modèles pour le temps tient d'ailleurs au fait qu'à l'exception d'une ou de deux théories, la plupart considère des dimensions supplémentaires d'espace et jamais de temps !
L'espace-temps à 4 dimensions semble donc être le plus petit modèle d'espace-temps efficient et réalisable même si in fine, il n'est pas satisfaisant pour tout et ne permet pas de tout expliquer. L'heuristique ne mène nulle part...

L'espace-temps est orienté. Il faut en finir une fois pour toutes avec cette croyance que l'espace seul ne l'est pas et que le temps seul l'est. On ne peut revenir en arrière dans notre temps déjà vécu : certes ! Mais dans notre espace non plus que je sache et croire le contraire est un joli déni de la réalité. Car l'espace-temps dans lequel nous étions n'est déjà plus !

Ce que j'aime dans les paradoxes du temps, c'est certainement de nous éclairer sur ce que le temps n'est pas : ni durée, ni mouvement, ni phénomène temporel. Et de façon amusante, il peut être enrichissant de postuler sa non existence pour trouver sa "matière". Comment définir un fantôme autrement que par l'arbitraire ? Supprimons l'arbitraire, la croyance que le "temps" existe, et regardons autour de nous.
St Augustin nous a déjà convié à cet acte : "Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne m’interroge, je le sais; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas? " (Les Confessions, Livre 11, Chap XIV § 18) Et plus loin (Chap XV) : "Ainsi, le présent est sans étendue". Plus loin encore, St Augustin confronte clairement le temps et l'esprit qui le perçoit (Chap XX : "Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire; le présent du présent, c’est l’attention actuelle; le présent de l’avenir, c’est son attente." Il est d'ailleurs intéressant de souligner chez ce père de l'Eglise, un "triple mode de présence" du temps, comme une analogie à la Sainte Trinité ?

Ainsi le temps n'est pas. Mais a t il à être ? Kant a clairement proposé que non : le temps est une forme a priori de notre intuition. Comment alors quantifier et mesurer cette vacuité, inséparable de notre conscience ?

Le problème de la mesure du temps n'a cessé et ne cesse encore d'occuper les philosophes et les scientifiques ! Sa résolution, au moins arbitraire, à toutes époques, ne résout en fait nullement la "consistance" de l'objet temps...

Laurent Dubois semble montrer, au moins illustrer, par la forme même de son ouvrage, par la forme même de son discours, une discontinuité de l'investigation "temporelle" non ancrée dans un récit. Cette discontinuité est à l'image des paradoxes cités : il est comme une mise en abyme ou une représentation de fractale. Le vertigineux, l'infini, semblent la règle et se trouvent bornés cependant par de rassurants piliers. Quelle est alors la réalité du temps ?
Cette réponse a t elle d'ailleurs une importance ?

samedi 20 février 2010

L'Ombre du Savoir...

Je n'ai plus en tête le lien précis qui m'a amené jusqu'à Nikos Lygéros. Il est vrai que la production complexe de cet homme et quasi "infiniment" dense laisse ouvert (puisqu'il "produit" tous les jours) un nombre de liens vertigineusement grand !
En revanche, le premier article consulté est très certainement celui sur l'apprentissage du problème de l'ombre à des enfants.
L'intérêt de Nikos Lygéros est ici d'illustrer par l'expérimentation que l'appréhension du monde, de la réalité, est lié au préalable de la connaissance d'un certain nombre de concepts formels.
"Même si l'ombre est nécessairement une simplification de données à trois dimensions, sa définition n'est pas immédiate pour des enfants lorsqu'il s'agit de la représenter de manière réaliste. C'est alors que nous découvrons que l'enfant ne comprend pas nécessairement ce qu'il regarde et qu'il ne voit que ce qu'il comprend. Il sait ce que représente l'ombre mais il ne sait pas nécessairement la représenter."

Plus exactement, Nikos Lygéros souligne dans la compréhension, la phase préalable de représentation nécessaire à la saisie du réel. Les deux termes sont mis ici en équilibre : nous ne comprenons pas tout ce que nous regardons car nous ne voyons que ce que nous comprenons. L'étendue embrassée est vaste, possiblement "infinie" comparativement à nos possibilités cognitives et effectivement, nous percevons seulement ce que nous comprenons déjà. Donc, il nous faut acquérir au minimum la "notion" du relatif (pour placer l'objet étudié parmi d'autres et même pour le distinguer des autres !) et apprendre l'algorithme qui nous permet de (re)trouver le résultat escompté (en l'espèce apprendre la représentation de l'ombre par exemple). Une fois acquise cette représentation mentale de la réalité, nous nous saisissons d'elle.

Ce processus peut sembler étrange et à l'exacte opposée du bon sens ! C'est à dire que ce processus semble fonctionner à rebrousse temps (pour reprendre un célèbre titre (en français) de Philipp K Dick !) puisque la saisie semble subordonnée à sa représentation, puisque un acte de saisie du réel au temps t semble subordonné à un apprentissage d'une durée plus longue et dont la fin se situe au minimum à t-1. En écrivant cette phrase, on voit immédiatement qu'il n'y a point de paradoxe puisque il y a discontinuité et qu'il faut dans la démonstration ajouter un facteur : la transmission ou l'intervention d'un tiers.

En effet, se saisir du réel est un jeu d'enfant ! Mais transmettre cette saisie à autre que soi, c'est....un exercice plus délicat et qui requiert justement l'apprentissage de la représentation du réel. Nikos Lygéros finit son article (sus mentionné) en affirmant : "Car ce n'est qu'à travers le mental que nous comprenons la réalité.". Certes, mais pour prendre avec soi (étymologiquement "comprendre"), il faut d'abord implicitement reconnaitre mentalement un "soi", donc un autre, puis explicitement reconnaitre ce désir de transmettre à l'autre (ou à soi !) sa représentation mentale.
Et la saisie du réel se trouve alors contenue dans ce désir explicite de transmettre.

Nous ne voyons, au fond, que ce que nous désirons voir, que ce que nous désirons partager avec l'autre.
Et le savoir n'est rien sans sa transmission à l'autre.

samedi 13 février 2010

Quand le futur détermine le passé...

Dés le début, la mécanique quantique a heurté.
Même les pères fondateurs de cette théorie n'ont pas pu s'empêcher de la tordre et de vouloir la plier à leurs idéologies, leurs croyances. Max Planck est à l'origine de l'idée du quanta d'énergie (en travaillant sur le rayonnement émis par un corps chauffé), mais dans une perception ondulatoire de celle ci, en accord avec toutes les interprétations officielles dues à Young, Huygens, Euler, Fresnel, Faraday et Maxwell en cours depuis trois siècles déjà. Il a cependant souhaité toute sa vie ne voir dans cette hypothèse "désespérée" qu'un artifice mathématique pour éviter de vivre avec cette idée d'une énergie discontinue de la matière tant elle heurtait son sens commun, son idéal peut-être aussi.
Lorsque Einstein, en travaillant sur l'effet photoélectrique, démontre que la lumière est aussi constituée de quanta d'énergie, il participe ainsi à l'émergence plus tard du travail de Schrödinger sur la fonction d'onde. Mais quand Max Born propose l'interprétation probabiliste de cette fonction d'onde, cela heurte un grand nombre de physiciens, dont Einstein et Schrödinger lui-même. C'est la raison pour laquelle ce dernier invente cette expérience de pensée dite du chat, pour tenter de démontrer l'absurdité d'une telle interprétation probabiliste et donc d'une incomplétude de la théorie de cette mécanique quantique !
Si la mécanique quantique a heurté depuis toujours les convictions les plus intimes des physiciens eux-mêmes, comment voulez vous qu'elle ne heurte pas le simple humain, dénué de bagages scientifiques et armé de son seul bon sens ?

Albert Einstein est si résolu à ne pas accepter le caractère probabiliste et donc non déterministe de la mécanique quantique qu'il imagine avec deux collègues (Podolsky et Rosen), en 1935, une expérience de pensée pour prendre la  théorie en flagrant  délit d'incomplétude. C'est la fameuse expérience EPR.
En 1964, John Bell fait de cette spéculation métaphysique une proposition vérifiable expérimentalement. Il démontre ainsi que si le paradoxe EPR est correct, alors ses inégalités (inégalités de Bell) sont violées. Il aura fallu attendre les années 1980 pour que Alain Aspect et son équipe effectuent une série d'expériences pour calculer les fameuses inégalités de Bell et donc répondre au paradoxe EPR. Des expériences plus récentes ont de même augmenté la précision des mesures et ont toujours donné la même réponse : les inégalités de Bell sont violées, la théorie de la mécanique quantique est donc complète et nous impose de voir la réalité différemment, au delà de notre bon sens !

La réalité est donc non-locale.
La réalité est que l'espace possède un caractère holistique.
La réalité est que RIEN ne permet formellement de distinguer un objet d'un autre.
La réalité se comprend en terme d'interconnexion, d'interdépendance.
La réalité de l'espace apparaît discontinue, quantifiée, bien que pour l'étudier, nous ayons choisi depuis toujours des outils et des raisonnements basés sur la continuité.
Pourquoi avoir fait ces choix initiaux ? Tout bêtement parce que ces raisonnements apparaissaient plus proches du "bon sens" et surtout plus simples à étudier; les outils physiques et mathématiques donnaient des résultats plus simples et plus rapides à calculer !
Partant de ce constat, comment imaginer alors un espace formalisé par des opérateurs discontinus ? Est ce d'ailleurs aussi simple que cela ? N'y aurait il pas "intrication" entre continuité et discontinuité ?
Certains développements récents en physique théorique se sont penchés sur ces questions : espace basé sur des fonctions non différentiables, espace basé sur une géométrie non commutative, par exemple, pour tenter de reformaliser l'ensemble de la physique à partir d'une autre métrique. A ce jour, et tout du moins à ma connaissance, aucun autre concept majeur n'a été validé par l'expérience.


Mais........l'espace, dans notre univers 4D, est aussi lié au temps, non ? Alors, qu'en est il de la réalité du temps en fin de compte ?

John Wheeler, physicien théoricien, a imaginé de modifier la célèbre expérience d'optique des Fentes de Young, dans une version dite "du choix retardé du photon". Son expérience est parfaitement relaté par Trinh Xuan Thuan dans "Les voies de la Lumière" mais aussi fort bien explicité par François Martin dans sa conférence à Génève en février 2009 (déjà cité). Cette expérience a été vérifié en 1987 et 2007 notamment.
Bien évidemment, les physiciens dans leur majorité ne veulent pas interpréter les résultats de cette expérience car cela remet ou semble remettre trop en cause la fameuse causalité, la flèche "classique" du temps.
Suivant en cela John von Neumann (à son époque), François Martin déclare nettement qu'il n'y a pas deux réalités de temps différentes (l'une à l'échelle microscopique et l'autre à l'échelle macroscopique) mais bien deux interprétations différentes d'une unique réalité.

La première interprétation, qui choque notre "bon sens" est "classique" et nous contraint à oser écrire que l'observateur, en modifiant un paramètre de l'expérience, lorsque celle ci est en cours, va modifier le passé du photon. Autrement et trivialement dit : le futur détermine le passé ! D'autant plus que Wheeler a montré que cette expérience peut s'imaginer de manière analogue, non pas en laboratoire, sur des temps très petits, mais dans l'espace stellaire, en interceptant un faisceau de photons qui a pris sa source il y a des millions voire des milliards d'année ! La causalité des évènements en prend un coup !

La deuxième interprétation est "quantique" et nous propose que en modifiant un paramètre de l'expérience, alors que celle-ci est en cours, (le photon, en l'espèce, a été émis par sa source), nous modifions uniquement la reconstitution "classique" du passé du photon (tel que notre conscience le perçoit) et pas le passé "quantique", le "vrai" passé du photon. Nous respectons la causalité des évènements.

Explications : La mécanique quantique nous propose deux "plans" de la réalité : l'une "quantique" où la particule suit un mouvement entièrement déterminée par la fonction d'onde. Mais ce mouvement n'est pas interprétable, il n'est finalement imputable ni à une onde, ni à une particule. Il est là. Que peut on en dire d'autres ? En l'espèce, le photon existe en une superposition d'états quantiques évoluant de manière déterministe. On peut aussi parler de champ électromagnétique quantique étendu sur tout l'espace-temps, donc non localisable strictement, ni dans l'espace, ni dans le temps. Il n'existe pas, à ce jour, dans la métaphysique occidentale dominante, de représentations, d'images, de symboles, autres que l'opérateur mathématique, qui puisse, par analogie, faire comprendre simplement ce qui se passe . Richard Feynman avait pris comme image : la particule prend tous les chemins possibles (potentiels) et il avait réussi à trouver une approche de calcul très innovante grâce à cette analogie : la fameuse "intégrale de chemin".
Dans ce plan "quantique" de la réalité, quoi que l'observateur fasse à n'importe quel moment de l'expérience en cours, rien ne change pour la particule, son "passé" n'est pas bouleversé, son avenir non plus a contrario.

En revanche, dans le plan "classique" de la réalité, celui relié à notre conscience éveillée, celui relié à la mesure physique, à la détection du champ électromagnétique, à la détection de la particule, nous pouvons décider du chemin pris par la particule en fonction de l'action que nous opérons sur l'expérience. C'est à dire que notre observation va opérer un choix et dans le cas de cette expérience du photon retardé, nous aurons l'illusion de modifier le "passé" du photon, mais en réalité, nous modifions seulement notre perception "classique" de ce passé. Nous faisons des choix, en observant la particule, en faisant une mesure, sur la reconstruction "classique" du passé du photon. Le passé "classique" n'existe qu'à partir du moment où il a été enregistré au présent. Cette interprétation conserve la causalité des évènements car pour l'évènement lui-même, il y a détermination complète, mais pour l'observateur, il y a indétermination du passé et c'est son acte, son geste d'observation qui va lever l'indétermination.

En fait, cette interprétation en deux plans permet d'éviter le paradoxe de la particule qui "remonte" le temps, la causalité inverse (la conséquence est avant la cause) et renvoie "dos à dos" l'objet observé dans "sa" réalité quantique déterministe, et le sujet observant dans "sa" réalité "classique" probabiliste. Cette interprétation métaphysique (dans la mesure où évidemment, elle dépasse le strict point de vue "physique" et opérationnelle du calcul), à l'envers du point de vue dominant, se veut en fait très proche du point de vue psychologique de la saisie du monde. Pour illustrer son propos, François Martin de Volnay convoque ainsi l'inconscient, le conscient et les synchronicités (telles que définies par Carl Jung).

Alors, le futur détermine t il réellement le passé ou bien est ce seulement une illusion ?