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dimanche 24 octobre 2010

L'Amour - La Solitude - Partie B


Dans L'amour La Solitude, partie A, j'ai présenté ma lecture personnelle d'une partie de ce livre de André Comte-Sponville : "L'amour la solitude". Cette lecture m'a permis de prendre avec moi des enseignements amicaux, de les agréger, de les transformer et de les exposer différemment.

Car toute re-présentation est une re-connaissance.


L'amour, La solitude : Violence et Douceur

André Comte-Sponville (ACS) s'entretient ici avec Judith Brouste, écrivain et amie du philosophe. Que l'entretien, ici, soit entre un homme et une femme n'est pas anodin pour la teneur de la co-écriture exposée.
Je prétends également que parler d'amour et d'intimité de l'amour n'est réellement fécond pour l'esprit de "l'honnête homme/femme" que si le dialogue s'instaure entre deux personnes de sexe opposé. Car seule l'opposition apporte, par l'ambivalence également implicitement ou explicitement présente, une "voie de sortie" autre que fusionnelle et/ou consensuelle, bref inextinguible. Mais deux personnes de sexe opposé n'arrivent pas toujours, hélas, à engendrer cette "sortie verticale": cet argument me semble nécessaire mais non suffisant...

ACS parle ici d'abord de son amour de la littérature que, jeune, il a exploré avec avidité. Et puis, un jour, il a pris conscience que la vie, "la vie surtout, la vie toute simple, toute vraie, et tellement difficile", s'était glissée là, dans ce rêve que jusque là, il entretenait avec elle. "La vie est un roman suffisant, non ?"

Car la vie est là et éclaire les blessures et la fragilité des hommes. "Ce que les gens disent, le plus souvent, ne sert qu'à les protéger : rationalisations, justifications, dénégations... A quoi bon ?"

La parole devrait pourtant servir à cesser de se cacher.

ACS parle aussi des philosophes et de leurs systèmes philosophiques. "Un système est un vêtement, qui protège et masque. J'aime mieux la nudité des corps et des idées. (...)A quoi bon inventer un système ?"

Oui, rendu à ce point, moi également, je me demande s'il est toujours bon "d'inventer" des systèmes ou du moins de les raconter, de les relever, de les exposer, de les relier : à quoi bon ? Et bien, il semble qu'ACS esquisse une réponse : pour se rapprocher de sa blessure, "plutôt, comme presque toujours, que de tourner autour ou d'essayer de la dissimuler."
Finalement, et je l'ai déjà raconté, "créer" un système ou s'en emparer (ce qui au moins pour soi revient au même) c'est se permettre de verbaliser l'indicible qui est là. C'est une certaine manière de s'emparer de son être pour le transmettre, ensuite. Le trans-mettre où ? Le mettre , mais trans-formé. S. Prajnanpad nous l'a enseigné déjà : l'unique chemin qui vaille est celui qui vous fait être, ici et maintenant.

Ainsi, un système ne fait point voyager au sens commun du terme, il existe pour trans-former l'être, indépendamment de l'espace-temps envisagé. C'est à dire alors qu'accumuler les systèmes revient à se dénuder : voilà un joli mouvement d'antagonismes ! A ne pas galvauder ni raccourcir : accumuler les idées et les systèmes formels d'idées permet la nudité in fine, pas l'accumulation de biens matériels ou de divertissements littéraires...

Mais, et c'était un thème récurrent dans certains de mes échanges amicaux de ces derniers mois, jusqu'où se dénuder, se demande t on ? (non, sans malice évidemment) (ou de manière plus "systémique" : jusqu'où "décentrer" le référentiel ?)
Il semble y avoir deux réponses possibles :
- jusqu'à accumuler suffisamment d'idées, de systèmes, de référentiels, donc d'informations, pour atteindre un état maximal de pertinence, donc pour exposer du sens. Cette pertinence exposée, détruisant alors non l'information accumulée mais le ou les sens précédemment relevés. L'accumulation, ici, engendre alors une destruction en même temps qu'une émergence, de sens, de pertinence. Cette destruction peut être assimilée à un "déshabillage" aboutissant peu à peu à une "nudité"et l'émergence peut être assimilée à un re-centrage ou bien un mouvement vers le "cœur" de l'être. La nudité est alors liée à ce que l'être est "le plus en propre" : se dénuder pour cesser de se cacher, se dénuder pour se trouver, en quelque sorte...
- jusqu'à être confronté au néant de l'ennui, de la vanité, de la futilité, de la solitude et de la tristesse. Cela doit être nécessaire sinon suffisant pour prendre conscience, alors, du plein de l'amour, de la joie, de l'humilité, de la gravité et de l'interdépendance absolue des êtres.

Comme dit ACS : "la question n'est pas de savoir si la vie est belle ou tragique, dérisoire ou sublime (elle est l'un et l'autre évidemment), mais si nous sommes capables de l'aimer telle qu'elle est, c'est à dire de l'aimer."

Sommes nous alors capables d'aimer ? Et qu'est ce donc que l'amour ?

Le "déshabillage" est analogue "au débarrassage des pelures " de soi-même : un passage par l'ombre, une certaine mort de "soi", de l'ego. La vraie "vie vraie" est là mais l'ego s'en empare et prend toute la place. F. Midal et C. Trungpa nous ont déjà appris cela : comment les "passages", les seuils, (initiatiques ?), les bardo, peuvent être autant de "résurrections" pour vivre un "présent qui dure", cette éternité de l'instant qui dure.

L'absence à "soi", à son ego, n'est pas alors dispersion ou folie mais son exact contraire : "disponibilité; non divertissement, mais accueil.(...) attention." L'absence à soi, à son ego, est alors un affranchissement, une libération, un don : "que peut on prendre au don, quand il n'a rien à donner que soi ? (...) La vie libérée de soi : l'éternité. Le désir libéré du manque : l'amour. La vérité sans phrases : le silence."

Eternité, Amour, Silence. Ce n'est point mystique ni encore moins mystérieux : c'est le simple de la vie !

André Comte-Sponville nous a déjà enseigné comment l'espérance et la dés-espérance étaient liés à l'amour (voir L'amour, la solitude, partie A). Il rappelle ici, avec Judith Brouste, le relativisme de Spinoza : "ce n'est pas parce qu'une chose est bonne que nous la désirons, c'est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne." Alors, l'amour, le désir, semble premier. Mais, précise ACS, "c'est le Réel qui est premier, mais il ne vaut que par et pour l'amour."
L'amour est désir, l'amour est jouissance, en puissance (potentielle) et en action (actuelle).
Et il ne faut pas confondre le désir du manque (la souffrance) et le désir de la présence : l'amour.

Ainsi désirer, aimer un être serait se réjouir de son existence, "qui est là", et non de son manque à notre ego; se réjouir de sa différence, de sa singularité qui constitue son être indivisible et non des écarts mesurés ou mesurables à notre ego. ACS rappelle alors les trois "visages" traditionnels de l'amour : (eros, philia et agapé). L'amour qui prend, celui qui partage et enfin le dernier qui donne. Vision "tri-dimensionnelle" de l'amour, vision "inclusive" de ce sentiment qui lie ensemble deux antagonistes reliés par un tiers inclus : prend, donne, partage.
S. Lupasco, dois je le rappeler, nous a appris de manière générique qu'une triade ainsi constituée contient une tension, est une tension.
L'amour, ainsi défini, est une tension. Ce que, finalement, tout à chacun, sait déjà...

Et cette tension est violence. Et cette tension est douceur.

André et Judith abordent alors l'amour physique : la violence de la sexualité. " Dans le sexe, on risque son identité, celle de l'autre. On risque de ne plus savoir qui on est, de perdre ses petits repères." Oui, le sexe révèle certainement "un peu de la vie à l'état pur : bouleversante, effrayante. Toujours collée à la mort. Toujours collée à soi.(...) un bloc d'abîme (...) la nuit obscure : l'horreur éblouissante."

Car le sexe est amorale, comme la vie, et "c'est aussi pourquoi il nous oblige à en avoir une" : les comportements sexuels sont moralement indifférents mais certains sont moralement condamnables. La littérature n'a rien inventé : "l'horreur est en nous, en nous la bête et le bourreau."
Sade ou G. Bataille n'ont rien inventé, pas plus que tous les auteurs de toutes époques ayant écrit sur la sexualité et ses différents "visages" (érotisme, pornographie...) (comme le montre cette page wiki.)

L'Origine du monde de G. Courbet - 1866

La sexualité est puissance de vie comme de mort. "Post coïtum omne animal triste est". C'est que, selon ACS, l'animal "a vu la vie face à face, et qu'elle ressemble à la mort comme sa sœur jumelle". La sexualité assène ainsi cette gravité de la vie, obscure et effrayante : "sous l'amour, la mort".
Nous avons déjà vu cela d'une certaine manière avec le Dr Girard dans Feminin/Masculin... où l'analogie du renversement proposé entre les deux sexes peut aussi se lire comme le renversement ultime (intégrant le temps en l'espèce) entre la vie et la mort. Le complexe de castration freudien relu par Marc Girard comme le "complexe de la détumescence phalique" (c'est moi ici qui raccourcit le propos) rejoint d'emblée ce que nous raconte A. Comte-Sponville ici et prend ainsi, s'il en était besoin, une autre légitimité : en effet, il apparait plus clair car plus banal, plus quotidien, l'effroi devant la détumescence réelle et pragmatique de l'homme que devant une castration imaginaire de la femme. Cet effroi fait peur, la mort fait peur, c'est pourquoi le sexe fait peur, mais comme le précise ACS, très sage, n'exagérons pas ces abîmes non plus : "nos plaisirs sont plus ordinaires, nos abîmes, plus médiocres.(...) Le corps est plus simple que les discours qu'on fait autour, et plus proche de la bête, pour le meilleur et pour le pire, que du divin..."

Et l'amour "qui se fait" est aussi douceur.

"Tu n'es aimé que lorsque tu peux montrer ta faiblesse, sans que l'autre s'en serve pour affirmer sa force" nous rappelle ACS en citant T.W. Adorno dans Minima moralia.

L'amour est alors ici "une puissance qui refuse de dominer,  une force qui refuse de s'exercer". L'amour est aussi douceur : "c'est la vie même, qui dévore et qui protège, qui prend et qui donne, qui déchire et qui caresse...
L'amour-douceur ainsi défini rappelle les mots de RM Rilke ds le Printemps :

Que vaudrait la douceur
Si elle n’était capable,
Tendre et ineffable,
De nous faire peur ?
                           
Elle surpasse tellement
Toute la violence
Que, lorsqu’elle s’élance,
Nul ne se défend.
Judith Brouste, ici, s'oppose au philosophe ami : "l'expérience m'a appris qu'à montrer sa faiblesse, l'autre s'y engouffre pour la rendre plus grande. Je ne crois pas aux bienfaits de l'amour. Je ne crois pas au paradis du sexe."
ACS lui répond que si elle pointe ici les "bienfaits de l'état amoureux", lui non plus n'y croit pas. Le sentiment amoureux, la passion, n'est pas le tout de l'amour, nous l'avons déjà vu avec la triade, plus haut. Eros exalté, c'est le "délire de l'imaginaire et du désir, ce narcissisme à deux...(...) Ce n'est qu'un leurre de l'ego."

La vraie question selon le philosophe "est de savoir s'il faut cesser d'aimer quand on cesse d'être amoureux (...) ou bien s'il faut aimer autrement, et mieux." De nombreux couples nous montrent la voie possible, la voie difficile, comme le soulignais Rilke : ...Il est bon aussi d'aimer; car l'amour est difficile."




Je me suis demandé alors cependant s'il n'était point possible d'aimer entièrement et inconditionnellement une personne sans passer par Eros. Est ce alors de l'amour en totalité, en entier ? La logique exposée ici voudrait que non. On oublie alors un peu vite l'amour filial par exemple où la douceur de l'amour prime sur sa violence. ACS le rappelle : "et c'est ce que la mère sait bien, ce que l'enfant sait bien, et par quoi l'humanité s'invente, (...) en surmontant la bête malgré tout qui la dévore."
Car même si certains enfants entrevoient parfois la bête, chez l'adulte censé les aimer et les protéger, il n'en reste pas moins enfants et adultes advenus, aimants et aimables, pouvant aimer et être aimé. La violence ou l'ego-ïsme est peut-être nécessaire à la totalité de l'amour mais ils ne sont pas justement suffisants pour le définir ou le détruire.

Alors, le sentiment amoureux dans l'amour ?

Et bien, j'ose prendre les mots de ACS pour finir et répondre à la question du type de femme que j'aime : "Celles qui ne se font pas d'illusions sur les hommes, et qui les aiment pourtant" En ajoutant, pour ma part : ...inconditionnellement.


"Ces femmes existent, (...), et c'est le plus cadeau qu'elles puissent nous faire : un peu d'amour vrai, de désir vrai, de plaisir vrai...C'est ce que j'aime dans la nudité, dans la sexualité, dans la rencontre risquée des corps : cette vérité parfois qui s'y joue, qui s'y dévoile, qui s'y abandonne...Cela suppose, presque toujours, qu'on prenne le temps de se connaitre, de s'apprivoiser, de s'aimer. Puis la vie passe, et nous passons avec elle..."


à suivre...


vendredi 28 mai 2010

La Déité : une Relation au non-ego

Après avoir écouté Fabrice Midal, ( voir Bardo Thödol...) j'ai commencé la lecture de ses écrits et visionné certaines de ses vidéos.

Un article m'a particulièrement touché : Esprits Médiateurs au sein du Tantra Bouddhiste. Comment, en effet, lorsqu'on commence à s'intéresser au bouddhisme, saisir, hors de toute métaphysique cartésienne, le concept de "déité", sans identification trompeuse, fallacieuse et au final très paradoxale, à notre concept de "dieu" (inhérent aux poly- comme aux mono-théismes) ?

Chögyam Trungpa et Fabrice Midal (FM), une fois de plus, nous apportent des éclairages. Voyons çà.

D'emblée, FM introduit son propos en le relativisant, c'est à dire, en le mettant en relation avec un ensemble : le concept de déité tient entièrement, non dans un système composite de propriétés diverses (symboles, rituels, image) spécifiques à chaque école doctrinale, mais dans la relation, le rapport de présence qu'elle entretient avec le pratiquant bouddhiste. Interroger cette relation, ce rapport de présence, c'est questionner finalement la co-structure ou méta-système constitué de la déité et du pratiquant, cette co-structure émergeant par une rétroaction itérative de la relation. Or, Fabrice Midal l'énonce clairement : "La question du « rapport » est ici centrale. Elle est en fait au cœur du bouddhisme, l'enjeu de son déploiement propre." Ainsi, interroger la déité, c'est questionner le rapport de présence avec elle et in fine l'enjeu même du bouddhisme : la déité est bien la "clé" pour se saisir du bouddhisme.

FM enfonce ensuite le clou : "une déité n'est jamais une image, une conception mentale, mais toujours une présence vivante qui répond à la possibilité qu'à l'homme de s'ouvrir à elle."
Mais malgré cette présence vivante, la déité n'a pas d'existence ontologique. Pour bien s'imprégner de ce paradoxe, il faut prendre du champ : le paradoxe n'existe que pour nous, occidentaux, immergés dans "notre "métaphysique duelle qui sépare "sensible et intelligible" nous dit Fabrice Midal. Ainsi : "La déité n'y est pas véritablement sensible – elle n'a pas un corps matériel, sa manifestation est pure luminosité – ni pour autant intelligible : toute rencontre avec la déité se vit de la manière la plus émouvante et la plus sensible qu'il soit."
Comment comprendre cette dernière phrase ? FM nous rappelle que depuis Descartes, nous avons séparé sujet et objet, subjectivité et objectivité, en les reliant respectivement à sensible et intelligible alors que pour saisir le concept de déité, il ne s'agit pas d'utiliser ces biplets ainsi formés dans une logique d'exclusion d'antagonistes.
"Le pratiquant ne visualise pas une déité en en constituant une image dans sa tête ; il l'invite à être par tous ses sens, l'appelant ainsi à être présente en personne" même si cette présence n'est pas "substantielle". Mais notre existence l'est elle vraiment ?

FM relate la rencontre décisive entre un "érudit", Naropa, et la deité Vajrayogini et ses commentaires sont éloquents sur le sens du chemin à prendre pour prendre avec soi la déité : "Après avoir développé, pendant de longues années, son intelligence et sa science, Naropa fit l'expérience soudaine de l'espace sans point de référence. Telle est Vajrayogini, la déité, visage tangible de la vacuité. (...) Chez Naropa, la rencontre avec la déité répond à une expérience profonde. Il a vu, sur le champ, que ses constructions intellectuelles ne lui permettaient pas une entrée véritable au sein de la réalité, mais ne faisaient que l'en préserver." Nous retrouvons bien là le concept du mental qui masque la réalité, c'est à dire, qui remplace la relation directe et nue, vivante, par une relation figée et crispée, comme morte. Nous retrouvons bien là le concept de la logique de l'exclusion, (liée ici à l'investigation intellectuelle et scientifique de Naropa) qui enferme l'esprit et la conscience dans de vaines polarités réductrices voire perverses lorsqu'elles font croire à leur ouverture intrinsèque tandis qu'elles ne sont que fermetures !

Ouverture, Fabrice Midal le relate plus loin : "En effet, visualiser une déité ne consiste pas à mettre dans sa tête une représentation mentale particulière. Cela implique, dans une toute autre modalité, de sortir de soi jusqu'à rencontrer ce qui nous est le plus intime : cette ouverture vivante. La rencontre de la déité ne se joue pas dans notre intériorité. Sa visualisation se développe sur la base d'un espacement primordial qui, avant toute manifestation possible, est présence."

Et d'asséner encore combien nos conceptions erronées nous éloignent de cette présence ! FM relate ensuite la méprise intellectuelle de l'association identitaire réalisée entre déité et archétype jungien. Méprise sémantique profonde : l'esprit (pour un bouddhiste) n'est pas ce que désigne ordinairement notre philosophie et notre psychologie occidentale, "Un tel esprit [rigpa] – que la tradition bouddhiste distingue de l'esprit ordinaire et confus [sem] – est précisément sans limites, et ne recouvre nullement les différentes déterminations occidentales que nous donnons à ce terme." Or, "L'archétype repose sur une conception de l'esprit humain clôturé sur lui-même.(...) En lui-même, l'archétype est vide, (...) il est un élément purement formel, rien d'autre qu'une facultas praeformandi (une possibilité de préformation), forme de représentation donnée a priori." Et comme conclue Fabrice Midal : "Entre sentir le vent frais sur son visage en le vivant comme la compassion universelle de Tchenrézi [une déité] qui m'ouvre, sur-le-champ, à l'inconditionnel de ma condition, et un  élément purement formel existant dans ma conscience, il y un abîme."

Nous, occidentaux, sommes enfermés dans cette métaphysique de l'exclusion, dans cet ego trompeur et séparateur. Alors, Fabrice Midal tente de nous représenter le non-ego, "cette forme du sans forme", cette espace où apparaît la déité. La méditation peut nous apporter cette expérience : "on se met à perdre le point de repère de la conscience de soi-même ; on fait l'expérience du milieu où se déroule la pratique et du
monde, sans tout ramener à la vue étroite du "moi"." Et FM le répète plus loin : "Une déité est avant tout une manifestation de la nature du non-ego,". Une déité est la manifestation de l'être éveillé et l'invoquer et la devenir  est la voie royale pour actualiser cette nature de bouddha , dans la vajrayana.

Ainsi, invoquer puis devenir une déité, c'est devenir ce rapport de présence hors de la conscience de soi, cette vacuité et cette compassion inséparables. Que devient on exactement ? Le symbolisme bouddhiste nous apprend que "Penser à elle [la déité], c'est se commémorer, sous un visage immédiatement perceptible, la manière dont la doctrine bouddhiste considère la réalité, c'est éprouver la multiplicité des qualités de l'éveil." Nous devenons : nus, dépouillés de tout, omniscients (passé/présent/futur ne sont plus), connaissance discriminante et action juste, compassion universelle, perçants et inflexibles, sans attaches aucune, générosité, patience, discipline, patience, effort, méditation, intelligence pure, mobiles..
Mais ces mots sont encore à la fois peu et trop précis et surtout permettent une représentation mentale qui masque, in fine, le véritable rapport de présence que chaque être peut devenir par l'expérience d'une déité...

lundi 19 avril 2010

Bardo Thödol, un renversement !

J'ai croisé Fabrice Midal par l'Inrees, un beau jour de décembre 2009. Il participait à une conférence sur le Bardo Thödol, ce fameux et énigmatique "livre des morts tibétains". J'ai bien dû écouter plusieurs fois, par morceaux, cette conférence de 2h, tant les paroles de Fabrice Midal m'ont interpellé. Cela a été le début d'une très riche investigation...

Fabrice Midal est philosophe et cet homme a cherché longtemps une autre voie au rabâchage incessant de concepts vides et creux. Un professeur de philosophie lui a d'abord transmis ce souffle si singulier de l'apprentissage de soi et du monde : François Fédier. Il a aussi trouvé en Chögyam Trungpa, un "maître" tibétain du XXè siècle, une parole libre et vivante et une incandescence de la spiritualité, qu'il tâche de transmettre, aujourd'hui, au sein de son association Prajna & Philia : Poésie, Philosophie et Méditation...

Ecouter Fabrice Midal est pour moi un enchantement, un décapage, une déconstruction et un apaisement : ses mots sont choisis, précis et justes.
Sur le Bardo Thödol, j'avais peu ou prou une idée générale qu'on peut éclairer par cet article.
Fabrice Midal m'a beaucoup surpris lorsqu'il me fait comprendre que ce fameux livre ne parle pas seulement de la "mort" mais bien plutôt des passages, des brèches, des bardos que, tous, nous rencontrons dans notre vie quotidienne et qui, sûrement, nous désarçonnent de nos habitudes, de nos certitudes, nous décentrent de notre ego centralisateur et trompeur.
J'ai déjà évoqué l'enseignement de Swami Prajnanpad (Voir et Connaitre) et sa dialectique de brahmane hindou intégrant tradition indienne, science physique et psychanalyse : son apport est nécessaire à la compréhension des implicites bouddhiques et tantriques contenus dans le Bardo Thödol. Nous y retrouvons les mêmes éclairages sur l'action du "mental" qui crée un "masque" sur la réalité et qui nous empêche de voir vraiment et de connaître. Et si ces bardos étaient des portes ouvertes sur ce qui est ?

Afin d'éclaircir d'abord les concepts ardus pour un occidental contenus dans le Bardo Thödol, j'ai lu ensuite le roman de Bruno Portier : "Bardo, le passage", qui explicite à travers une histoire moderne, la tradition liée à "la grande libération par l'écoute dans les états intermédiaires". Cet ouvrage a le mérite de nous livrer une version tout à fait "digestible" pour un Français mais il lui manque certainement l'éclairage plus profond, plus précis et plus provocateur en quelque sorte que Chögyam Trungpa a apporté à Fabrice Midal et que ce dernier nous a restitué lors de cette fameuse conférence du 17 décembre 2009.

Qu'a donc apporté Chögyam Trungpa à l'interprétation de ce livre dense et traditionnel ? Tout simplement un renversement !
Dans deux ouvrages (Fremantle et Trungpa, Le Livre des Morts Tibétain, Le courrier du Livre, 1979 et Chögyam Trungpa, Bardo. Au-delà de la folie, Seuil, 1995), Chögyam Trungpa propose en fait une description du "Livre Tibétain de la Naissance", tant, pour lui, il est nécessaire d'expliciter que l'état intermédiaire, le bardo, est un inter-monde, un état littéralement et historiquement "entre" le(s) "existence(s)" (antarabhava en sanskrit, bardo en tibétain). Cet état intermédiaire, Chögyam Trungpa ne le situe pas seulement entre deux "vies" dans le cycle du samsara, mais bien dans notre quotidien, "lorsque nous sommes pris par des moments d’incertitude où l’espace se déchire, s’ouvre et parfois nous effraie." nous rappelle Fabrice Midal. Là est l'enseignement essentiel du maître tibétain à l'occident, sur le Bardo Thödol.

Philippe Cornu (traducteur, tibétologue reconnu, auteur de nombreux ouvrages sur le bouddhisme) vient de terminer une dernière traduction du Bardo Thödol de Padmasambhava (Buchet-Castel, 2009) directement à partir des textes d'origine du courant nyingmapa. Nicolas d'Inca (psychologue clinicien qui travaille notamment avec Fabrice Midal au sein de Prajna & Philia) rapporte dans son blog un échange très intéressant avec cet enseignant bouddhiste. La tâche de Philippe Cornu était principalement, grâce à l'apport du tantrisme et du dzogchen, de replacer le livre dans son contexte historique et doctrinal. Dans un second article du blog, Philippe Cornu parle plus précisément de Chögyam Trungpa : "Quand Trungpa explique les six mondes ou scénarios d’existence, il montre que nous les avons dans notre vie." Cette interprétation n'est d'ailleurs pas totalement nouvelle.

La nécessité du bardo ou antarabhava apparaît lorsque la continuité doit être assurée entre deux "vies", lorsqu'un support, en quelque sorte, du "soi" doit être trouvé lorsque ce dernier ne semble plus vraiment "unifié" : entre la mort (d'une vie) et la conception (d'une autre vie). Cette nécessité est très ancienne dans le bouddhisme. Ainsi définit historiquement, le concept de bardo est renversé par Trungpa qui y voit finalement une sorte de discontinuité pour assurer in fine la continuité de la "vie" ou plutôt de la conscience/esprit. Discontinuité qui transparaît au sein de ce qu'on nomme communément la "vie" (l'existence) sous forme d'états de doute, de confusion, d'incertitude, et discontinuité où l'esprit a le choix entre "crispation et ouverture", entre conformisme/sécurité/obscurité/nécrose et lumière/inconfort/éveil/peur.
Ces discontinuités, nous les expérimentons tous dans notre vie sous forme de "vie/mort" symbolique ("symbolique" selon notre métaphysique cartésienne) en permanence, nous dit Fabrice Midal : le premier enseignement est de voir finalement que vie et mort sont inséparables et expérimentés, non pas une fois dans notre existence (selon le dogme catholique par exemple), mais à de multiples occasions au cours de l'existence. Nous pouvons même poursuivre en écrivant que notre existence n'est finalement qu'un ensemble de discontinuités où, à chaque fois, nous faisons un choix entre ouverture et crispation, entre ouverture-à-l'éveil et fermeture-à-l'éveil.
Le Bardo Thödol expose ainsi ce que vivent les êtres, l'esprit, lorsque ces choix adviennent, au moment des bardo. Ces bardo, ces états intermédiaires de l'esprit, sont résumés et identifiés, symbolisés, par 6 scénarios ou 6 mondes.

Ce déplacement, ce renversement, proposé par Chögyam Trungpa ne se situe pas dans une logique du tiers exclu, selon Philippe Cornu, mais bien du tiers inclus : "Ce que n’arrive pas à entendre l’Occident, c’est que l’un n’exclue pas l’autre. Ce n’est pas parce que ce sont des situations existentielles qui teintent notre vécu à chaque moment, que pour autant ces tonalités dominantes ne se manifestent pas réellement." Ainsi, replacer l'enseignement du Bardo Thödol dans le point de vue du dzogchen, c'est, au moins pour la pensée occidentale, expliciter la nature non duelle de la pratique du bouddhisme (ni samsara, ni nirvana mais co-émergence entre les deux) : ce replacement est exactement isomorphe à la logique Lupascienne du Tiers Inclus. (voir Tiers Inclus... et Logique de l'Energie..)
Ainsi, l'enseignement de Chögyam Trungpa n'est jamais à prendre de manière identitaire et dogmatique mais de manière littérale, en tant que "mouvement" transitoire, en tant que voie pour rétablir un équilibre/déséquilibre. Fabrice Midal, qui tient à transmettre cet engagement fidèlement, le décrit parfaitement en 4 points ici.
Philippe Cornu tient même à souligner que la psychologie occidentale, imprégnée de métaphysique cartésienne dualiste et binaire, n'a pas pu comprendre le Bardo Thödol, comme elle ne saisit pas au fond le bouddhisme, sa pratique et sa "logique" sous-jacente, essentiellement non-dualiste mais non contradictoire, à l'instar de la logique sous-tendant la mécanique quantique par exemple.

Que sont ces 6 scénarios possibles dont nous sommes à la fois auteur et acteur ? Olivier Piazza, sur son blog, les retranscrit fidèlement. Comment s'en saisir ? Pour Fabrice Midal, à la fois comme des colorations qui teintent quotidiennement notre existence vécue, comme des visions de déités qui sont manifestations de l'énergie qui se déploie, grossièrement comme des "émotions" en quelque sorte, et à la fois comme des choix de vie, des scénarios, des manifestations très prégnantes, dans lesquelles nous entrons ou ré-entrons après la mort/naissance, que nous conditionnons et qui nous conditionnent. Une fois de plus, la difficulté à saisir vient de notre "métaphysique" dominante qui exclue et qui n'inclue pas. La difficulté provient aussi de notre acception de l'esprit/conscience et de ses rapports avec le monde phénoménal et sensoriel.

Philippe Cornu comme Svami Prajnanpad viennent à notre aide sur ce point : l'esprit conditionné/conditionneur, le mental, crée l'égo et le monde extérieur (le soi/l'autre) en réponse à son incompréhension de la "réalité", à son ignorance : "Cet épiphénomène prend toute la place et masque le fait que sous cet esprit se trouve le non-duel, inconditionné, ouvert : la nature éveillée." rappelle Philippe Cornu. L'esprit/conscience conditionné/conditionneur semble s'approcher selon deux identités antagonistes : le conditionné, relié à nos sens, organise la cohérence de nos représentations du monde, il ne donne pas de valeur affective aux objets et phénomènes ainsi discriminés; le conditionneur, relié à nos passions, nos affects, nos émotions, colore et donne une valeur affective à nos représentations et aux phénomènes qui nous traversent; les deux antagonistes forment le couple conditionné/conditionneur qui, in fine, enferme l'esprit/conscience dans la permanence, la douleur et l'égo, dans la crispation. Ce couple ignore la nature non-duelle, lumineuse, "vide" (au sens de vacuité, donc isomorphe à "vide quantique") et connaissante de l'esprit/conscience. Philippe Cornu le déclare clairement :"l'esprit est une substance étendue et non une substance pensante. (...) C’est l’esprit vide et lumineux, c’est-à-dire connaissant ; non-dualiste, il n’entre pas dans la distinction entre sujet et objet."

Je suis très tenté, à ce point, d'inclure cette dernière dénomination/propriété de l'esprit/conscience au sein d'une tridialectique lupascienne : l'esprit/conscience, unitaire, possèderait ainsi trois orientations privilégiées et divergentes. Il est tentant alors d'explorer la "doctrine" du trikaya qui dans le bouddhisme vajrayana ou mahayana explicite trois plans de la réalité du Bouddha et de rapprocher ces deux courants de pensée. Cela nous emmènerait trop loin pour le moment, nous y reviendrons...

Comment se saisir de l'esprit/conscience vide, lumineux et connaissant ? Fabrice Midal, Philippe Cornu, Svami Prajnanpad insistent sur l'enseignement premier de Bouddha : expérimenter pour voir, écouter et connaitre ce qui est ! La méditation selon Philippe Cornu : "Dans la méditation, on va débrancher le mental passionné. En ralentissant l’esprit on peut analyser clairement ce que sont les phénomènes qui nous entourent dans la vision pénétrante. On ralentit le flot des pensées et on ouvre l’espace, ce qui fait le plus peur à l’ego. La méditation est si difficile, on rame et on lutte tant, car le mental passionné ne veut pas lâcher prise. On se focalise sur le contenu des émotions ou des pensées plutôt que les voir comme de simples mouvements dans l’esprit."

Ainsi, écouter l'enseignement contenu dans le Bardo Thödol doit permettre à l'esprit/conscience de se libérer des choix multiples et antagonistes s'offrant à lui pendant les états intermédiaires, les bardo, et accéder ainsi à son état "naturel" (de rigpa) : pur, lumineux et vide.
Ecouter, c'est aussi voir et agir, donner à l'autre.
Lors d'un deuil, Philippe Cornu souligne : "Cela permet de faire le deuil de manière exemplaire, car vous êtes en contact avec la personne, plutôt qu’avec votre chagrin et votre perte. Vous avez fait quelque chose pour l’autre sans vous apitoyer sur vous, cela change totalement la donne. Il n’y a plus la culpabilité d’être vivant, car on peut faire du bien à la personne, en pensant vraiment à elle. Il y a un processus thérapeutique, une forme de deuil actif."

Le Bardo Thödol contient au final une formidable aventure humaine, pragmatique et théorique, une formidable approche de l'existence "à partir de l'expérience la plus directe et la plus nue".

mercredi 31 mars 2010

Je suis né un jour bleu

Daniel Tammet est, d'après les spécialistes, un autiste "Asperger" savant. Il devient très connu (son deuxième livre se vend très bien en France, merci pour lui) mais moins cependant que le personnage autiste du film "Rain Man", interprété par Dustin Hoffman au cinéma ! D'ailleurs, Daniel Tammet a rencontré aux USA la personne qui a inspiré le personnage de Raymond Babbitt, Kim Peek, qui est décédé il y a quelques mois (en décembre 2009). Kim Peek possédait une mémoire eidétique, cette sorte de mémoire photographique absolue peu documentée finalement mais dont certaines personnes sont suspectées d'en avoir été pourvues (Mozart, Ampère, Kasparov, Pagnol, Nabokov, etc..).

Daniel Tammet, qui vit actuellement en France, a publié en 2007 : "Je suis né un jour bleu" qui retrace de l'intérieur son parcours depuis son enfance. Daniel Tammet a ceci de très singulier pour un "autiste" qu'il a été capable, et l'est toujours, d'expliquer ses émotions et ressentis, de relier par des signes intelligibles pour les autres, l'affectivité qui semble le submerger. Ses nombreuses capacités ont été étudiées d'ailleurs par un certain nombre de chercheurs dans le monde. Ainsi, il est pour nous tous un voyageur en terre aride dans les méandres de l'esprit et/ou de la conscience et ce qu'il nous rapporte est précieux.

L'autisme est aujourd'hui considéré comme un ensemble de Troubles du Spectre Autistique (TSA) (regroupant en gros l'autisme infantile dit de Kanner, le syndrome d'Asperger et l'autisme de Haut Niveau et permettant surtout de faire apparemment l'unanimité parmi les spécialistes de différents pays) : ces TSA rendent compte d'un continuum dans l'expression des troubles constatés. Lorna Wing a conceptualisé une triade (dite autistique) permettant de rendre compte de la symptomatologie et reprise par le DSM-IV :
  • troubles de la communication verbale et non-verbale
  • troubles des relations sociales
  • centres d'intérêt restreints et/ou des conduites répétitives.
Les causes de ces troubles, ou déviations par rapport à la norme établie, sont encore inconnues, bien qu'une origine génétique semble statistiquement fort probable, mais s'agissant pour le moins d'une symptomatologie complexe, les éléments recueillis et étudiés séparément devront être reliés dans un tableau complexe et heuristique, ce qui n'est pas apparemment le cas encore aujourd'hui.
Les théories explicatives ou approches des TSA sont classiquement au nombre de trois :
- psychanalytique
- cognitive et/ou comportementale
- organique

L'approche psychanalytique et psychiatrique récente intègre dans ses pratiques les découvertes en neurophysiologie et en génétique et ne revendique apparemment aujourd'hui aucune prétention causale dans les TSA. Cependant, en France, la psychiatrie est si prégnante dans la prise en charge du "mal-être psychique" en général et, en l'espèce, les prolégomènes historiques concernant l'autisme sont si tenaces qu'il est très délicat d'investiguer "librement" sur cette question. Voir à ce propos la position de Jacques Hochmann ainsi que les articles plus généraux sur l'efficacité des traitements de psychothérapie (rapport de synthèse de l'Inserm et présentation par une psychologue).
L'approche cognitivo-comportementale sur les TSA a "engendré" plusieurs courants de méthodes de prise en charge dont ABA et TEACCH sont certainement les deux plus importants. L'approche TEACCH, développée aux USA depuis plus de 40 ans et timidement implantée en France est une approche fortement contextuelle puisqu'elle s'intéresse à structurer l'environnement de l'autiste en le "calant" sur ses possibilités de saisies sensoriels: espace, temps, système et tâche.
L'approche organique est en plein développement avec les neurosciences et la génétique comme l'illustre par exemple la synthèse des travaux sur ce sujet de l'Inserm.

Je souhaite ici citer les travaux réalisés par Bruno Gepner sur une approche à la fois complexe (mêlant clinique, théorique et expérimentale) et simple puisque se "résumant" par un concept : malvoyance de l'é-motion (désordre émotionnel et motionnel) pour expliquer l'invariance mise en avant dans la triade autistique. Nous y reviendrons plus longuement ultérieurement.(voir Autisme: Malvoyance de l'E-motion...)

"Je suis né un jour bleu" est un livre très singulier pour moi, et très troublant émotionnellement. Il est fascinant notamment de lire l'expérience subjective de Daniel Tammet sur les nombres : "...j'ai toujours eu une expérience visuelle et synesthésique des nombres. Ils sont ma langue maternelle, celle dans laquelle je pense et je ressens."(p.17), ainsi que son paysage singulier numérique où les nombres premiers forment des îlots de singularités avec "une texture sans aspérités" : "Chacun d'entre eux est différent de celui qui le précède et de celui qui le suit. Leur solitude parmi les autres nombres me les rend singuliers et stimulants." (p.19) La synesthésie des mots et du langage lui permet aussi d'apprendre très vite de nombreuses langues étrangères (il en maitrise 10 au total) grâce à ces associations mémorielles très riches. "Percevoir les couleurs et les textures de chaque mot permet à ma mémoire de mieux retenir les faits et les noms." Il semble en fait que Daniel Tammet fasse l'expérience de sa subjectivité par son extrême singularité, différence, unicité : il ne voit dans le monde que des différences et la synesthésie lui fournit des possibilités sensorielles de relier ces différences.
Au chapitre 9 ( un nombre grand et bleu), il nous fournit d'ailleurs plusieurs pistes d'études sur les expériences synesthésiques et la créativité linguistique, notamment par les travaux du Pr Vilayanur Ramachandran. Nous y reviendrons tant ces pistes sont intéressantes...

J'imagine aujourd'hui que mes troubles à lire l'ouvrage de Daniel Tammet tient en des consonances particulières entre son expérience et la mienne, son goût premier pour les mathématiques (notamment les suites, le calcul de la moyenne et de la médiane lorsque j'étais enfant), son goût pour les mots et les concepts, son analyse littérale du langage, sa synesthésie, sa solitude, ses difficultés relationnelles avec les autres, son incompréhension première des émotions de l'autre et son ancrage dans des paysages numériques et visuels. Je ne suis pas en train d'écrire que je suis comme Daniel Tammet, non, je constate simplement un isomorphisme entre ce que décris ce garçon et ce que je ressens à le lire, il n'y a là aucun phénomène identitaire (au sens le plus fort).

Vers la fin de son livre, deux passages m'ont beaucoup marqués :
"Je me souviens de manière toujours très vivante de l'expérience que j'ai vécue, adolescent, allongé sur le sol de ma chambre, à regarder le plafond. J'essayais de me représenter tout l'univers dans ma chambre, j'essayais d'avoir une compréhension concrète de ce qu'était le "tout". Dans mon esprit, je fis un voyage jusqu'aux marges de l'existence et j'explorai tout cela en me demandant ce que j'allais trouver. A ce moment-là, je me sentis vraiment mal et je perçus mon cœur qui battait fort dans ma poitrine parce que, pour la première fois, j'avais compris que la pensée et la logique avaient leurs limites et ne pouvaient pas emmener quelqu'un plus loin. Le fait de m'en rendre compte m'effrayait et il me fallut beaucoup de temps pour m'y faire."

Oui, pour moi aussi, comprendre que la pensée et la logique ont leurs limites a été, d'une certaine manière, assez effrayant. C'est très certainement pourquoi il m'est apparu si "logique", si vital en fait, de me tourner vers d'autres modalités de connaissances et d'investigation du monde, sans toutefois renoncer à une certaine rigueur scientifique, basée sur des faits vérifiables et des modèles réfutables donc transitoires.

Enfin, à l'extrême fin du livre, Daniel Tammet nous livre ceci :
" On dit que chacun connait un moment parfait, de temps en temps, une expérience de paix complète et de lien avec le monde, (...) Soudain je fis l'expérience de m'oublier moi-même et, pendant un moment bref et brillant, j'eus l'impression que toute mon anxiété et mon mal-être disparaissaient. (...) J'imagine ces moments comme des fragments ou des éclats éparpillés sur une vie entière. Si quelqu'un pouvait les coller bout à bout, il obtiendrait une heure parfaite, voire une journée parfaite. Et je pense que cette heure ou cette journée le rapprocherait de ce qui fait le mystère d'être un humain. Ce serait comme un aperçu du paradis."

Je laisse à ce garçon l'interprétation religieuse (il est croyant) de ces moments de communion et d'oubli de soi, d'oubli de l'ego pour en retenir la similarité avec ce que nous offre l'expérience de l'unité de Svami Prajnanpad (voir Voir et Connaitre.) ou la méditation d'inspiration tantrique par exemple.

Daniel Tammet offre ainsi à tous des possibilités, des brèches, pour tenter d'appréhender ce qui est et ce qui nous contient, de manière originale et singulière...