dimanche 1 août 2010

L'Amour - La Solitude - Partie A

A l'écoute : Jasmine de Keith Jarret et Charlie Haden

La lecture de André Comte-Sponville (ACS) et de Svami Prajnanpad (voir Voir et Connaitre) m'a permis de rencontrer quelques personnes. L'une d'entre elles, AD, est devenue une amie et nos échanges épistolaires ont contribué à un co-enrichissement mutuel. Suite à quelques ouvrages de Fabrice Midal (dont nous reparlerons plus tard), elle m'a indiqué "L'amour la solitude" de ACS. (éditions Livre de Poche - Albin Michel - 2000).

Ce petit ouvrage (dont la première édition remonte à 1992) est construit d'ailleurs comme un échange épistolaire entre trois interlocuteurs et le philosophe : des conversations écrites ou un "dialogue épistolaire" selon le mot même de l'auteur.
"La vérité, ici, importe plus que la beauté, le plaisir, plus que le travail; la vie, plus que l'œuvre."

Il est de mon point de vue impossible de résumer un tel ouvrage tant la pensée de son auteur est riche, dense, alerte, pleine et concentrée de tant de concepts exprimés en si peu de mots, tant il relie d'espaces par le choix pertinent de son vocable : cette plénitude ne se laisse pas re-saisir aisément. Aussi, je prends le parti de me glisser dans le cheminement des conversations et par résonances multiples d'infiltrer mes propres expériences et lectures. Il s'agit ici plutôt d'une sorte de co-écriture où tout en respectant la liberté de ACS d'exprimer ses idées, j'exprime les miennes...



A - Entretien avec Patrick Vighetti (professeur de Philosophie) : "De l'autre côté du désespoir" 

"on n'échappe pas à la philosophie - ou dirais-je, on n'y échappe qu'en renonçant à penser. Celui qui ne veut pas faire de philosophie, dés lors qu'il essaie de comprendre pourquoi il s'y refuse, il en fait déjà... (...) La philosophie est la pensée à la fois la plus libre (elle n'est  prisonnière d'aucun savoir) et, pour cela, la plus singulière. (...) N'importe qui peut faire des mathématiques à votre place (...) Les mathématiques, de ce point de vue, sont un métier : on peut en laisser la tâche à d'autres. La philosophie, non. (...) personne ne peut philosopher à votre place."

En lisant cela, on se sent presque philosophe pour autant qu'on s'interroge en même temps qu'on le lit sur la nature personnelle de son engagement ou de son expérience intime avec la vie. "Etre ou ne pas être" écrivait Shakespeare, la question vaut, seule, expérience et réponse, il me semble. Ces mots de ACS me touchent car les mathématiques m'ont toujours touchées et je crois donc les avoir laissées à d'autres, non pas pour me défiler ni renoncer à explorer des espaces-temps mais certainement car il était intimement plus urgent d'expérimenter, de vivre mes refus, de re-construire celui que j'aurais aimé tant vivre plus tôt...
ACS cite Epicure : "La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse." tout en nuançant aussitôt sur le bonheur : "Le bonheur est le but, non le chemin. Surtout : le bonheur n'est pas la norme." Pour ACS, la philosophie doit rester "cette tension toujours" (...) entre le désir et la raison (...) entre le but (bonheur) et la norme (vérité)". Cet amour (étymologique) de la sagesse qu'est la philosophie doit rester une tension ouverte sur la vérité, mais pas une vérité conceptuelle plutôt expérientielle et là nous rejoignons S. Prajnanpad : la vérité nous est cachée par le mental qui la refuse, qui refuse de voir et de connaitre la réalité telle qu'elle est. La sagesse est décapante ou n'est pas, en quelque sorte... "On ne philosophe pas pour passer le temps, ni pour faire joujou avec les concepts : on philosophe pour sauver sa peau et son âme." nous rappelle A. Comte-Sponville.
La philosophie est donc expérience : "penser mieux pour vivre mieux",  intime : "où se nouent l'universel et la solitude." ACS nous livre là son principe de la relativité philosophique : n'importe quel être, à n'importe quel endroit, en n'importe quelle époque, a même valeur en ce questionnement, en cette tension, en cette dualité universalité/singularité. Et au bout du chemin, la sagesse ? L'unité expérimenté de Prajnanpad ou de Trungpa ? "Le sage est celui qui n'a plus besoin de philosopher". La philosophie n'est qu'un outil qui nous aide à nous en débarrasser.

J'ai ressenti très tôt cette idée, ce besoin, cette nécessité devenue vitale pour moi d'être là pour ne plus être là, d'être cette transmission en fait, cette tension ouverte, au-delà d'une incarnation transitoire, contextuelle et presque prosaïque. Donner sans retenue pour ne pas être fixé par ce don, réaliser pour ne pas être la réalisation, transmettre tout et plus encore si possible pour ne pas être arrêté par ce mouvement. "L'œuvre crée l'être" a écris N. Lygéros mais si l'œuvre devient rigidité et retient l'élan, il n'y a plus d'être. Etre un génie universel (au sens de Lygéros) est une qualité mais s'y attarder trop use la singularité.
Devenir tension nécessite un travail sur la simplicité/complexité : "Quoi de plus compliqué qu'un arbre, quand on essaie de comprendre son fonctionnement interne ? Et quoi de plus simple, quand on le regarde ?" rappelle ACS. "Mais la compréhension n'est pas tout, ni le but ultime (...) "la solution de l'énigme, disait Wittgenstein, c'est qu'il n'y a pas d'énigme." (...) c'est pourquoi aucune théorie ne saurait remplacer le regard, la simplicité du regard."

Lisant ces mots, je regardais devant moi le vieil arbre de Judée en fleurs du jardin, si beau, si majestueux, si plein, si parfait, si simple et j'aspirais alors à cette nudité aride de l'expérience simple d'être au monde. Cet arbre me troublait car il ne signifiait rien d'autre qu'être là au monde, cet arbre était complexe mais simple en cette présence intime, sans aucun mystère. "Les mystères sont en nous, en nous les problèmes et les question." écris ACS.
Quel peut bien être le sens de ces "reliences" alors ? Une prise avec moi du monde par de multiples vues/lunettes/théories/modèles/paradigmes ? Cet exercice est pourtant vain. Point l'élan, qui doit rester, nous rappelle Martha Graham :
"Il y a une vitalité, une force de vie, un élan vital qui se traduit à travers vous sous forme d’action.
Puisqu’il n’y a pas d’autre « vous » dans toute l’éternité, cette expression est unique.
Si vous la bloquez, elle n’existera jamais sous quelque forme d’expression que ce soit, et elle sera perdue. Le monde ne l’aura pas.
Ce n’est pas à vous d’en déterminer la valeur ni de la comparer à d’autres expressions.
C’est à vous de conserver le canal ouvert."
mais la croyance que ce mouvement, que ce questionnement, que cette "philosophie", que ces "recherches" sont censées m'apporter la vérité et donc le bonheur. Fabrice Midal, Chôgyam Trungpa, Andre Comte-Sponville, Svami Prajnanpad, et toutes leurs sources, tous leurs liens, n'écrivent que cela.
Cet exercice n'est pas vain au sens où il est l'outil qui me permet de garder mon "canal" ouvert. En ce sens, les mots, les idées, les concepts, les modèles ne sont pas vains. Mais cet exercice n'est pas mon œuvre ni mon être, au sens où l'entend N. Lygéros. Il serait un simple reflet du canal, à la rigueur...
Voir et Connaître : "apprendre à voir, c'est (...) s'abandonner, silencieusement, à l'inépuisable simplicité du devenir." répond ACS.



L'amour de la sagesse est une tension intemporelle. S'y abandonner incessamment c'est expérimenter cette éternité du présent qui nous est offert et non cet avenir qui nous est promis. Le temps n'existe pas (du moins celui que nous séparons de l'espace qui nous contient) et la lumière contient la réponse évidente à toutes les questions qu'elle ne se pose pas mais que, nous, nous nous posons sur elle et le monde ! Encore faut-il voir !
Il n'y a aucun mystère à découvrir et c'est là que, naïvement je le reconnais, je crains que certains humanistes ne se fourvoient pourtant. Le seul mystère, sacré, serait dans notre capacité, notre possibilité, à voir, au delà de ce que nos "lunettes/théories/modèles/paradigmes" nous laissent apercevoir. Le réel n'est pas mystérieux, il est au delà de notre compréhension, ce qui change tout sur la manière d'agir avec lui, avec nous même.

La tension intemporelle doit nous relier à ce qui dure, à ce qui est là, au tout. "On ne peut pas vivre dans l'instant, puisque la vie est durée (...) ce n'est pas l'instant qu'il faut cueillir, mais l'éternel présent de ce qui dure et passe." Cette liaison se réalise toujours singulièrement, de manière univoque, entropique et discontinue. La tension intemporelle avec le continu se réalise discontinument et c'est là que nous ressentons le "temps" qui passe. Cette manière singulière, c'est ce que nous nommons la solitude : "ce n'est qu'un autre nom pour l'effort d'exister" dit très justement ACS en citant Paul Eluard : "le dur désir d'exister...".
Or la solitude est amour et l'amour est solitude : "accepter l'autre, c'est l'accepter comme autre et c'est en quoi l'amour, dans sa vérité, est solitude.(...) ce désert, autour de soi ou de l'objet aimé, c'est l'amour même."

Tout est pourtant social. Pensée, sagesse, amour, art, "tout est social". Mais "la société n'est pas tout". Car ce n'est surtout pas l'amour qui fait fonctionner la société : elle serait plutôt issue d'"une régulation des égoïsmes" écrit ACS. "Egoïsme/socialité" et "solitude/générosité" seraient les deux couples de concepts à prendre pour tenter de caractériser l'amour finalement, mais à comprendre et à vivre simultanément ! C'est de mon point de vue exactement du même ordre que l'expérience de l'unité résidant entre égo/non-égo, entre Narcisse et le sage, entre l'érudit et le "simple" : l'expérience du rapport de présence à, l'expérience de la déité. (voir La Déité...)

ACS parle ensuite de liberté, de droits et de devoirs de l'homme et nuance le "tout est social" antérieur face à la réciprocité de la liberté d'autrui censée engendrer l'individu social. Ainsi toute valeur sociale n'est vécue que par des individus expérimentant leur solitude. Mais l'individu ne se définit pas uniquement par ses valeurs sociales : sa nature première est biologique, héréditaire, faite de chair, c'est un fait. Tandis que sa nature seconde est historique, culturelle, faite d'éducation, et impose à l'homme un devoir : celui de considérer la première comme un droit. De l'exercice de ces droits et devoirs de l'humanité naît la liberté d'un peuple social souverain qui affirme sa volonté : "le peuple n'existe que sous la sauvegarde des individus".

Quête de sagesse, d'amour, de vérité : n'est ce pas l'idéal du matérialisme spirituel demande P. Vighetti à A. Comte-Sponville ? Ce matérialisme spirituel qui, nous a appris C. Trungpa, gangrène la société et pervertit les individus en les enfermant encore plus dans la matérialité stérile tout en leur faisant espérer une spiritualité libératrice. Espoir et dés-espoir répond ACS. L'espoir est toujours déçu nous a enseigné S. Prajnanpad et se libérer de la souffrance engendrée par ces déceptions demande à renoncer à l'espérance. ACS a écris de nombreuses pages là-dessus par ailleurs et il rappelle qu'"il s'agit de passer de l'autre côté du désespoir, ce qui suppose d'abord qu'on accepte de l'affronter, de l'habiter, de s'y perdre..." La sagesse ne s'atteint que si on renonce à l'atteindre.
Je vois ici pour ma part un message à continuer d'écrire même si les mots et les concepts s'avèrent vains a postériori. Les Reliences ne sont pas là pour susciter l'espoir d'y voir clair ou d'atteindre une Vérité suprême sur l'amour ou sur l'univers, ils sont là en quelque sorte pour m'aider à renoncer à la fatuité de croire en l'espoir, renoncer à comprendre ce qui ne se peut, renoncer également par là même au désespoir existentiel, renoncer au but pour mieux voir le chemin, accepter ce qui est sans le prendre systématiquement pour égo, accepter l'altérité, l'attention et l'imperfection  relative de l'action locale face à la perfection de la réalité globale, accepter de savoir sans forcément en obtenir de re-connaissance, accepter ma solitude pour mieux être amour.

Et la vérité ? Je me souviens avec délice d'échanges amicaux sur ce sujet...C'est pourtant C. Trungpa qui m'a apporté l'éclairage le plus lancinant : toute situation vécue est vraie, on n'y peut rien changer, non à la situation mais à la vérité ressentie et reconnue ! ACS nous dis ici que la vérité se connait et ne se croit pas. Par contre, si toute vérité est connaissance, toute connaissance n'est pas vraie ! Ainsi les Reliences peuvent apporter de la connaissance et laisser, dans la majorité des cas, la liberté au lecteur de vérifier et réfuter éventuellement celle-ci : cette connaissance n'est donc pas la Vérité. En revanche, quand le lecteur se reconnait et se sent réagir à la connaissance qu'il prend ici, cela est vrai, il ne peut le mettre en cause. La vérité, de facto, devient multiple car singulière dans son expression mais universelle dans son ressenti.
La philosophie, rappelle ACS n'y peut rien changer non plus : il faut se soumettre à la vérité. A cette vérité de l'expérience du réel. Cette vérité qu'on peut choisir de regarder ou non, cela dépend de nous, tandis que la situation de l'expérience "dépend de mille facteurs qui n'en dépendent pas". Cette vérité qui seule ne nous apporte pas le bonheur : "aucun bonheur n'est possible sans la chance, et même, me semble-t-il, sans une chance considérable...Il convient donc d'avoir le bonheur modeste, et le malheur serein : ni l'un ni l'autre ne sont mérités."

Alors le désespoir semble l'expérience la mieux partagée par les hommes, en toutes époques, en tous lieux mais en cette acception du mot qui lui fait partager une certaine sérénité joyeuse et non cette "charge de tristesse (...) véhiculée en français." Et il ne faut point confondre désespoir et inespoir : "l'espoir est toujours premier; il faut donc le perdre (...) et c'est toujours douloureux." Et si l'on dit communément que l'espoir fait vivre, "en vérité, c'est le désir..."

Le désir et ses formes : désir physique, amour et volonté. Renoncer au désir, c'est renoncer à vivre, renoncer au désir physique qui n'est que pure puissance d'exister (selon Spinoza), renoncer à l'amour donc au réel et à l'autre, renoncer à la volonté donc à ce qui dépend de nous et à l'action. On ne peut renoncer au désir mais il nous faut le transformer : "désirer un peu moins ce qui manque, un peu plus ce qui est; désirer un peu moins ce qui ne dépend pas de nous, un peu plus ce qui en dépend (...) Il s'agit de vivre, en un mot, au lieu d'espérer vivre..." nous rappelle ACS.

Ces mots résonnent fortement en moi, tant on m'a déjà mis en garde contre l'espérance toujours déçue et la crainte de penser sa vie au lieu de vivre sa pensée. Mais j'ai appris, je crois, et ce n'est jamais fini, à considérer les deux possibilités comme des polarités extrêmes qu'il faut expérimenter simultanément.
La philosophie serait selon ACS "la vie pensée en action et en vérité". Tandis que la sagesse est "la vie vécue, ici et maintenant, en action et en vérité !"

De l'autre côté du désespoir, "c'est la vie même, la vie simple et difficile, la vie tragique et douce, éternelle et fugitive...Nous y sommes déjà : il ne reste qu'à la vivre."


à suivre...

3 commentaires:

A. D. a dit…

Beau travail Laurent,
Belle continuité après tout ce que j'ai lu.
... J'attends la suite....

cbp a dit…

Délicieuse lecture de ce matin...
Et Martha qui ressurgit judicieusement ici, pour moi, j'ose le croire... Ne pas retenir l'élan, ne pas éviter ce à quoi il nous expose...

"Toute situation vécue est vraie, on n'y peut rien changer, non à la situation mais à la vérité ressentie et reconnue"
C'est cela, les ressentis sont inaliénables et constituent une vérité pour soi, en soi...

Ainsi la Vérité universelle, telle un pouvoir externalisé, qui aurait "raison", n'existe pas, puisqu'elle serait alors multi-référentielle... mais dans l'imposture d'un mono-réferentiel implicite, tel que peut l'être la Norme par exemple...

Bien à toi, Laurent...

Le Passeur a dit…

Doux moment que celui où l'on perçoit que nos chemins se sont déjà croisés par des lectures.
Garder à l'esprit que la vérité n'existe pas, qu'elle ne peut qu'être mienne. Et même si ma vérité est partagé par d'autres, le schyzophrène ou le psychotique (entre autres...) sont là pour me rappeler que ce n'est que mon opinion.