dimanche 16 mai 2010

Espace-Temps Quantique : la fin du champ ?

Dans Champ et Quantum..., nous nous sommes saisis du concept de champ quantique utilisé en physique pour planter le décor de futures discussions immergées dans cette métaphysique et introduire du mieux possible la fameuse triade lupascienne de B. Nicolescu : {énergie,discontinuité,seuil}. Nous nous sommes arrêtés à la théorie de l'Electrodynamique Quantique, nous devrons y revenir pour aborder la Chromodynamique Quantique, ce qui nous demandera de nous pencher sur les symétries et les fameux principes de jauge issus de la théorie des groupes de Lie. Ces théories de jauge utilisées en physique trouvent certainement un aboutissement avec "la théorie du Tout exceptionnellement simple" de Anthony Garett Lisi, entièrement fondée sur le groupe de Lie exceptionnel E8, théorie très belle mais hautement spéculative et complexe.

Dans un premier temps, il faut comprendre que le champ est, comme le reste, un objet conceptuel transitoire. C'est Nykos Lygéros qui nous éclaire là-dessus avec son style sobre, épuré et concis dans "Sur la Notion de Champ en Physique". Il nous rappelle qu'il est possible de voir la transversalité de cette notion en se saisissant de la masse (d'un objet), concept à la base des forces de Newton et des interactions d'Einstein. De la masse, vue comme ponctuelle, à la nécessité d'une action à distance entre les points/masses, à la variété (pseudo-) riemanienne de l'espace-temps, au champ, il y a la continuité. Or, "la continuité du champ pose un problème crucial puisqu'il s'applique à un espace a priori continu.". Ainsi, dans la théorie quantique des champs, dans le modèle standard des particules, la masse disparaît en tant que donnée consistante, elle devient un degré de liberté à "combler" par l'expérience, c'est d'ailleurs une quantification "ultime" (le boson de Higgs) du modèle qui doit attribuer la masse à tous les autres quanta conceptualisés. Mais, et tous les physiciens le savent, coupler un espace-temps continu avec une théorie quantique du champ, c'est, faute de mieux, une démarche archaïque et qui pose des problèmes insurmontables. "L'autre problème fondamental, c'est que dès que nous passons sous la longueur de Planck, la réalité physique perd son sens." nous rappelle Nikos Lygéros, ce qui montre à nouveau que "la discrétisation de l'espace mais aussi celle du temps semble nécessaire.". La continuité est une notion puissante mais faut il le rappeler, après nos articles introduisant la logique de Stéphane Lupasco, doit être mise en relation (relativisée) avec les discontinuités que l'expérience nous donne à saisir.
"Les particules sont nécessairement une étendue non réduite à un point." La particule ou le concept de quantum tel que nous l'avons abordé dans notre article déjà cité ne peut donc être réduit à l'impact sur un écran ou à la trace sur une photo, en bref à sa relation ponctuelle avec un détecteur et in fine avec le sujet observant. Le point, ici, dont il est question, est bien une polarité, une réduction, une projection, d'une relation ouverte. C'est exactement dans ce cadre théorique que sont nés les différentes théories des cordes (voire de la gravitation quantique à boucles), par une extension spatiale et temporelle du "point" (plus rigoureusement par une nouvelle définition de l'excitation minimale unidimensionnelle du champ à l'échelle de Planck) . Enfin, l'enjeu d'une quantification de l"interaction gravitationnelle réside bien en une compréhension de la physique à l'échelle de Planck. "Ainsi l'introduction du champ en physique peut-être considérée désormais comme une méthodologie sans doute efficace dans un premier temps mais ad hoc sur le fond." conclut Nikos Lygéros dans son court article.

Dans un deuxième temps, il faut revenir à la compréhension même de l'espace-temps, ce que nous abordons de nombreuses manières, par des éclairages certainement originaux, dans ce blog. En physique, c'est finalement la question primordiale, remise en perspective au début du XXè siècle par la mécanique quantique et la relativité générale, ces deux vues fondamentales de notre monde, complémentaires et encore aujourd'hui inconciliables mathématiquement donc formellement. Réunir ces deux vues est nécessaire au moins pour saisir la réalité à l'échelle de Planck et c'est bien ce qu'essaient de réaliser les théories (spéculatives) sur la gravitation quantique à boucles ou "à cordes". Carlo Rovelli, physicien, nous éclaire sur l'arrière plan conceptuel de ces travaux, dans cet article général.
Il souligne ainsi qu'il est nécessaire d'obtenir une notion relationnelle d'espace-temps quantique, couplant ainsi à la fois la localisation relationnelle dans l'espace-temps due à la relativité générale et à la fois la quantification dynamique d'opérateurs non commutatifs dans la mécanique quantique ("we need a relational notion of a quantum spacetime in order to understand Planck scale physics."). En particulier, il illustre qu'une théorie spéculative sur ce sujet est sans doute plus "puissante" si dés le départ, elle postule moins d'hypothèses et notamment n'exige pas un arrière fond d'espace-temps métrique ad hoc, mais que ce dernier découle de la théorie elle même. Cet argument rejoint précisément les préoccupations d'Alain Connes lorsqu'il s'intéresse lui aussi de près au modèle standard des particules et à une théorie spéculative de gravitation quantique.
La relativité générale est une théorie sur la gravitation, sur le champ gravitationnel, et a démontré l'équivalence physique entre ce champ et la métrique utilisée pour caractériser l'espace-temps (il y a équivalence pour un objet entre être soumis au champ gravitationnel ou être soumis à l'accélération du référentiel dans lequel il se trouve par rapport à un référentiel témoin). Ainsi ("General relativity is the discovery that the spacetime metric and the gravitational field are the same physical entity. A quantum theory of the gravitational field is therefore also a quantum theory of the spacetime metric."), une théorie quantique de la gravitation est aussi une théorie quantique de la métrique de l'espace-temps. Carlo Rovelli insiste ainsi sur la définition identitaire de l'espace-temps relativiste et la métrique utilisée; dit autrement, l'espace-temps n'existe pas indépendamment des relations entre les "objets", ces relations, mesurées justement par une métrique, définissent entièrement cet espace-temps relativiste. Le saut "paradigmatique" en quelque sorte de Einstein est de revenir à une vue sur le monde d'avant Newton, avant la considération d'un espace et d'un temps immuables et fixes dans lesquels se meuvent les objets dynamiques soumis à des forces. Pour Einstein, en dehors des "objets" dynamiques reliés entre eux, il n'y a rien, ce sont donc "eux" qui définissent l'espace-temps, ce sont donc leurs propriétés qui fournissent les propriétés à l'espace-temps (ainsi la masse/énergie qui fournit la courbure)...
Or, jusqu'ici, dans le modèle standard par exemple, les théories quantiques des champs s'appuient sur une métrique "classique" et mathématiquement sont décrites au sein d'une variété riemannienne par des opérateurs issus de cette métrique. Il n'y avait donc pas de métrique quantique sur laquelle s'appuyer pour définir des outils opérationnels dans une variété différentiable. Tout le travail de Carlo Rovelli (et de ses collègues) a été de s'attaquer à ce problème. Dit autrement, définir une nouvelle métrique, quantique, c'est donc équivalent à définir un nouvel espace-temps quantique et donc, par équivalence, définir une quantification du champ gravitationnel. De ce point de vue, la théorie de la gravitation quantique à boucles est plus économe en hypothèses que l'ensemble des théories quantiques des cordes.

Pourquoi des "boucles" ? Dans l'article déjà cité de Carlo Rovelli, mais remanié en 2008, ce dernier explicite plus clairement cette hypothèse clé de la théorie : le choix d'une algèbre de boucles ("the loop algebra") prend sa source directement chez Faraday : "According to Faraday, the degrees of freedom of the electromagnetic field are best understood as lines in space: Faraday lines. Can we describe a quantum field theory in terms of its “Faraday lines”?" La réponse, relativement technique, est oui ! Ainsi, les auteurs ont élaboré mathématiquement une théorie quantique de champ, d'un nouveau genre, en partant d'une algèbre de "boucles". Ensuite, implémenter  l'idée d'Einstein de la relativité générale revient (mathématiquement) à se saisir de l'invariance par difféomorphisme : "In general relativistic physics, the physical objects are localized in space and time only with respect to one another. If we “displace” all dynamical objects in spacetime at once, we are not generating a different state, but an equivalent mathematical description of the same physical state. Hence, diffeomorphism invariance." La gravitation quantique à boucles est bien in fine, alors, cette tentative d'implémentation de cette subtile notion relationnelle de localisation dans l'espace-temps, dans une théorie quantique des champs (en l'espèce le champ gravitationnel).
Quelle image, représentation, nous reste t il pour se saisir alors du concept d'espace-temps ? Carlo Rovelli nous l'explique clairement : "we define quantum states that correspond to loop-like and, more generally, graph-like excitations of the gravitational field on a differential manifold (spin networks); but then, when factoring away diffeomorphism invariance, the location of the states becomes irrelevant. The only remaining information contained in the graph is then its abstract graph structure and its knotting. Thus, diffeomorphism-invariant physical states are labeled by s-knots: equivalence classes of graphs under diffeomorphisms. An s-knot represents an elementary quantum excitation of space. It is not here or there, since it is the space with respect to which here and there can be defined. An s-knot state is an elementary quantum of space." Un s-nœud (de spin "s-knot") est un quantum élémentaire d'espace. N'oublions pas que espace, ici, signifie aussi temps, un s-nœud est donc un quantum élémentaire d'espace-temps.
D'ailleurs, le résultat physique clé de la théorie de la gravitation quantique à boucles est le calcul explicite des valeurs propres d'aires et de volumes : la base de la représentation physique de l'espace-temps quantique ! Enfin, interpréter physiquement ces calculs revient certainement à revenir au sens de la mécanique quantique : l'espace-temps n'est pas ainsi un ensemble de quanta, mais bien une superposition probabiliste continue d'ensembles de quanta.

Il reste à se pencher sérieusement sur cette dernière phrase afin d'en savourer toutes les résonances possibles pour les significations pragmatiques qu'elle induit dans notre quotidien...


Nous y reviendrons...


{Pour Carlo Rovelli,je recommande également l'interview de 2007 par ARTE et je remercie également Jacques Fric, secrétaire de la Commission Cosmologie de la Société Astromique de France, pour sa traduction de l'article original en anglais de 1997}

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