C'est en écrivant sur Daniel Tammet que j'ai croisé les écrits de Bruno Gepner, professeur en psychiatrie à Aix en Provence qui s'est intéressé à "l'autisme" (les Troubles du Spectre Autistique - TSA).
Ce praticien hospitalier a présenté en 2005 lors d'une conférence l'essentiel de ses travaux sur le sujet. Bruno Gepner souhaite réaliser une approche complexe, c'est à dire reliante, et simple, c'est à dire facile à appréhender. Les TSA sont nombreux, leur étiologie est "éclatée", les processus mis en jeu sont très variables, les "mécanismes neuro-bio-physio-psychopathogéniques qui [les] sous-tendent" ne sont pas compris. Or, comme le souligne ce professeur, "Ce manque de compréhension globale a produit et continue de produire des développements théorico-cliniques et des applications thérapeutiques très divers et parfois hasardeux et/ou incompatibles."
Dans cet article, Bruno Gepner présente une synthèse (en 2006) de sa démarche originale.
Il constate tout d'abord (p.5) que l'énigme de "l'autisme" persiste car, dans la carte heuristique des TSA, "l’énigme du noyau des désordres autistiques demeure". Cette carte heuristique relie des faisceaux : constellation de troubles neuro-développementaux, multiplicité de facteurs de risques d'origines diverses, nombreux mécanismes physiopathogéniques affectant de nombreux systèmes neuro-fonctionnels, nombreuses réactions émotionnelles et psychologiques, nombreux désordres associés voire recouvrants les TSA... Cet ensemble heuristique, Bruno Gepner le nomme "Constellation Autistique". Ainsi, il constate une continuité déroutante voire impossible à saisir par une démarche classique réductionniste et tente l'approche holistique.
Il se pose une question déterminante : "jusqu’à quel point cette personne [atteinte de TSA] est-elle différente de nous ? Il définit trois voies d'approche qu'il va suivre en parallèle : subjective (expérience racontée par des "autistes"), intersubjective (expériences cliniques racontées par les parents et/ou soignants) et objective (expériences scientifiques et statistiques).
Bruno Gepner retrace ensuite un grand ensemble d'arguments qui l'ont conduit à supposer que les "autistes" pourraient souffrir de désordres de la perception visuelle ou intégration du mouvement, ce qu'il nomme : la malvoyance du mouvement voire, en le généralisant à l'ensemble des mouvements (physiques et biologiques) : la malvoyance de l'E-motion rapide (comme émotionnelle et motionnelle) dans les désordres de la constellation autistique. Ces arguments sont aussi bien d'ordre cliniques, directs ou issus de films familiaux "d'autistes", issus de témoignages écrits directs ou indirects "d'autistes", issu d'un cas de neuropsychologie adulte ou de la recherche en neuropsychologie cognitive sur le traitement de reconnaissance des visages.
La malvoyance du mouvement concerne d'abord des désordres liés à un dé-couplage visuo-postural et ensuite des désordres sur le couplage visuo-oculomoteur. Enfin, des expériences de présentation dynamique des mimiques faciales émotionnelles et non-émotionnelles montrent aussi une malvoyance du mouvement facial, proportionnelle au degré de sévérité du syndrome autistique. Ainsi Bruno Gepner écrit : "Le facteur vitesse du mouvement semble critique pour les enfants autistes : pour certains d’entre eux, hypersensibles au mouvement, plus la vitesse du mouvement augmente, plus le mouvement devient aversif ; pour d’autres, plus le mouvement est rapide, moins il est perçu, ce que nous avons résumé par le concept de déficit d’intégration du mouvement visuel rapide". A ces désordres, le psychiatre relie tout un ensemble neurophysiologique logiquement impliqué.
Bruno Gepner postule ensuite que son concept de malvoyance de l'E-motion est un cas particulier "d’anomalie du traitement temporospatial des événements ou flux sensoriels dans l’autisme." Il relie ainsi au domaine visuel, les sphères auditives et tactilo-kinesthésiques, très souvent altérés et impliquées dans les TSA, les autistes ayant en quelque sorte une hyper ou hypo sensibilité aussi aux sons et aux pressions tactiles. Des résultats expérimentaux étayent cette hypothèse et montrent ainsi que cette anomalie du traitement temporospatial des flux sensoriels dépasse largement le cadre de la constellation autistique (dyslexie, dysphasie etc..).
La démarche du praticien, originale, permet ainsi une lecture neuve sur des symptômes étudiés depuis fort longtemps : c'est une démarche abductive et heuristique parfaitement intégrée (voir de l'Ouvert à la systémique) comme il le souligne lui-même (p.18) :"Cette approche unitaire des désordres autistiques pourrait rendre compte de l’évitement sensoriel des personnes autistes (quand le flux sensoriel est aversif), et secondairement de leur évitement social, mais aussi du découplage perception-action et de leur désaccordage sensorimoteur, de leur désordres de compréhension verbale et émotionnelle, et in fine de leurs anomalies de compréhension du monde physique et humain qui les entoure et de leur désaccordage social et affectif".
Ensuite, Bruno Gepner relie ces désordres autistiques (unifiés sous le concept général d'anomalies du traitement temporospatial des flux sensoriels) à des bases neurobiologiques.
Ces dernières apparaissent selon deux "plans" : le premier est lié à une désynchronisation neuronale (soit en excès, soit en défaut), source des désordres attentionnels, perceptifs et cognitifs des autistes. [la synchronisation neuronale est la décharge simultanée de neurones d'une même assemblée, mécanisme crucial pour les processus "de l’attention consciente, de la mémoire de travail, de l’appariement des concepts, de la décision lexicale, de la perception consciente d’une forme globale"]
Cette désynchronisation neuronale peut apparaitre plus généralement comme une dys-synchronie multi-systèmes entre des réseaux neuronaux et voies neurofonctionnelles que certains auteurs voient aussi dans l'épilepsie par exemple.
Le deuxième plan est la contrepartie spatiale de cette désynchronisation neuronale à savoir un défaut ou un excès de corrélation spatiale par co-activation entre aires cérébrales. Ainsi, la dys-synchronie multi-systèmes a comme contrepartie spatiale une dys-connectivité multi-systèmes. De nombreuse études (par IRM par exemple) récentes montrent l'existence de dysconnectivités cérébrales dans les TSA.
Bruno Gepner conclut : "En bref, nous pensons que les difficultés des personnes autistes à percevoir les événements ou flux sensoriels en ligne (c’est-à-dire au moment où ils leur parviennent), à intégrer ces flux dans leur corps propre, à coupler en temps réel perception et action, et à s’accorder cognitivement et émotionnellement à autrui dans les échanges communicatifs et sociaux, pourraient être une traduction comportementale et neuropsychologique de cette dyssynchronie et dysconnectivité multisystème, que celles-ci soient d’ordre structural et/ou fonctionnel." Et le praticien de voir encore plus loin, quand il propose que ce concept de dys-synchronisation/connectivité neuronale soit aussi à l'œuvre dans un certain nombre de troubles neurodéveloppementaux ou maladies neuropsychiques.
Enfin, le psychiatre ouvre son propos sur des perspectives psychologiques et philosophiques fort intéressantes. Il propose notamment une vue des TSA comme un modèle de dissociation esprit/cerveau et suggère "un continuum entre pensée, langage et action en terme de degrés d'énergie et de matérialité."
Il rappelle d'abord qu'il avait déjà proposé que "la pensée en images statiques (...) pouvait constituer une sorte de signature de l'autisme typique." Il propose maintenant qu'il "existe une corrélation logique entre continuum de traitement sensoriel et continuum de mode de pensée.(...)Selon notre hypothèse, il y aurait donc une corrélation entre degré de désordres de traitement temporel des flux sensoriels et de malvoyance é-motionnelle d’un côté, et degré de fluidité et de dynamique de la pensée de l’autre."
[Je reste perplexe ici lorsque Bruno Gepner souligne (p.22) que le mode de pensée essentiellement visuel, tel que vécu dans le rêve par exemple est "archaïque sur le plan développemental"]
Selon cette approche neuropsychodynamique de la pensée, "celle-ci (...) est très profondément inscrite dans le mouvement. (...) Altéré dans sa capacité à associer et intégrer le mouvement physique et humain, les flux sonore et tactilo-kinesthésique dans son monde intérieur, l'enfant autiste sera aussi perturbé dans le ressenti et l’expression de ses émotions et de sa pensée". Or d'après son approche des TSA, vues comme une malvoyance de l'E-motion, cas particulier de dys-synchronisations/connectivités neuronales, Bruno Gepner "suppose qu’une telle pensée fonctionne en dehors de l’espace-temps ordinaire, dans un espace-temps difficile à imaginer, désynchronisé, discontinu, distordu, morcelé, fragmenté, et sans doute assez effrayant."
Schématiquement, il propose donc un isomorphisme rigoureux entre perception/intégration du mouvement et mode de pensée, et au vu de la symptomatologie des TSA, il imagine un mode de pensée associé. Enfin, par causalité "normale", ce mode de pensée très singulier expliquerait certains comportements très singuliers : il s'agit donc d'une boucle de rétroaction entre mode de pensée et traitement sensoriel, les deux s'influençant mutuellement.
Cependant, confronté à ce nœud de régulation, Bruno Gepner est "obligé" d'aller chercher plus en avant une explication : il la propose dans le concept de dissociation psychisme-cerveau, concept qui s'ancre dans le dualisme interactionniste cher à Sir John Eccles.
Car certains témoignages directs d'autistes rapportent non pas une pensée fixe et discontinue mais plutôt une dissociation entre leur pensée (leur intention et leur volition) et leurs actes corporels (de manière plus "faible" par exemple qu'un looked-in-syndrome).
"Selon cette perspective, l’autisme procéderait de désordres de la liaison entre leur attention, leur intention, leur volition, leur conscience, d’une part, et leur cerveau et leur corps d’autre part. L’unité psychosomatique se serait mal construite, mal unifiée.(...) Selon nous, l’esprit et le corps des personnes autistes fonctionnent dans des dimensions relativement séparées, avec insuffisamment d’influences réciproques entre eux."
En fait, l'important pour la suite est de bien comprendre que ce n'est pas le fait que l'esprit et le corps soient dans des dimensions séparées qui provoque des TSA mais bien le fait que l'unité entre eux ne fonctionne pas bien. Il s'agit bien pour Bruno Gepner d'un problème d'attention au présent, à l'instant, d'un problème de connexion à cet instant présent (à du moins ce que la société nomme "cet instant présent").
Il rappelle alors les travaux de Eccles et de Beck qui en postulant des effets quantiques au cœur du fonctionnement du cerveau ont proposé que l'intention et la volition, vus comme des états psychiques conscients immatériels, agissent sur le cerveau par le biais de la synchronisation neuronale. Des travaux plus récents (Varela et Lutz notamment) apportent des arguments "quantitatif[s] et qualitatif[s] majeur[s] en faveur de l’influence d’une activité mentale ou psychique consciente sur le cerveau, et ouvre selon nous la voie à un champ immense de possibilités théorico-cliniques."
Ainsi, Bruno Gepner propose "que le psychisme et le cerveau fonctionnent à/dans des degrés de matérialité distincts, qu’ils sont étroitement et logiquement compatibles entre eux le temps d’une vie humaine, deviennent quasiment indistincts l’un de l’autre en cas de fonctionnement neuro-psychique ordinaire, mais se dissocient et fonctionnent de manière relativement autonome l’une par rapport à l’autre en cas de maladies neuro-psychiques (Gepner, 2003)."
Nous reviendrons sur ces travaux de dissociation psychisme-cerveau plus longuement dans un autre article...
En conclusion, la démarche de Bruno Gepner est singulière mais riche : elle se veut heuristique, abductive voire systémique. Suivant trois voies d'approche des TSA (subjective, intersubjective et objective), il induit, de proche en proche, au sein d'une "constellation" en 3D, de nombreux concepts explicitant et englobant ces derniers, de la malvoyance du mouvement jusque in fine dans le paradigme de "dissociation psychisme-cerveau". Cette démarche n'est pas seulement spéculative mais débouche aussi sur une approche clinique pragmatique de soins particuliers prodigués à l'autiste se basant sur un logiciel destiné à ralentir les mouvements et la parole d'un interlocuteur afin d'en mesurer les effets sur ses capacités imitatives et de compréhension du langage.
Il reste un éclairage dans les propos de Bruno Gepner qui me laisse cependant perplexe.
Lorsque celui-ci prend du champ sur les TSA, il étend le domaine de "l'a-normalité" singulière de ces troubles en les reliant à d'autres pathologies. De ce fait, au sein d'une constellation (un ou des nuage(s) heuristiques) autistique qui se veut extension dimensionnelle d'un continuum, où placer la ou les frontières avec la "normalité" ?
De fait, Bruno Gepner ne répond pas directement et frontalement à cette question théorique (qui reste en suspens suite à sa construction conceptuelle) et pragmatique ("jusqu’à quel point cette personne [atteinte de TSA] est-elle différente de nous ?") autrement que par une extension tendancieuse de "l'a-normalité" face à une normalité bien mystérieuse, vue comme une limite de son modèle, implicitement pourtant connue de tous.
Ce praticien s'interroge en effet sur la notion de personnalité autistique (p.23 et 24) qui serait réponse à cette question : "peut-on trouver une condition autistique encore plus légère, qui ne serait pas encore dans le registre de la normalité, mais qu’on pourrait nommer personnalité autistique ?" et définit ensuite quelques traits assez réducteurs : "Considérons qu’elle serait au minimum marquée par la solitude, l’isolement ou l’indépendance, des intérêts abstraits, une tendance contemplative et un sens social peu développé." Cette personnalité étant pour lui le ferment indispensable à l'émergence de TSA suite à une évolution accidentelle (par hasard, darwinienne ?) de la personne par intégration de désordres d'épi-genèse et d'auto-organisation.
Enfin, la personnalité autistique est aux TSA ce qu'un trouble de la personnalité est à une maladie mentale et permet selon lui "de rendre compte de la réalité clinique et psychopathologique subtile et quasi-infinie des désordres de la constellation autistique." [c'est moi qui souligne !]
Ainsi, si je saisis bien ces propos de psychiatre, le modèle qu'il prend bien soin de construire se veut tellement englobant qu'il repousse effectivement "l'ordinaire", la "normalité", le non malade mental, comme une simple limite, quasi-absolue, en tout cas très fermée, d'une constellation très ouverte et très recouvrante d'a-normalité, de maladies, d'extra-ordinaires (?). Bruno Gepner est donc très convaincant et très ouvert dans sa démonstration mais il semble bien in fine se limiter cependant à une logique très binaire : être malade ou pas ! Le malade, c'est bien connu, se cachant évidemment dans le non-malade et le non-malade devenant de fait presque un artefact !
Il me semble, en tout cas, que Bruno Gepner ne peut manquer d'investiguer cette question implicite et très prégnante dans son métier : qu'est ce que n'être pas malade ? afin que sa démarche intellectuelle, telle qu'il l'expose sur l'autisme, devienne vraiment complète. Car, lorsqu'il écrit que l'énigme de l'autisme demeure parce que "l’énigme du noyau des désordres autistiques demeure" (déjà cité plus haut), je lui retourne l'argument : n'est ce point, in fine, à cause de l'énigme du noyau de l"ordre" "normal", "ordinaire", du non-malade ?
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