mardi 20 juillet 2010

samten et kyené bardo : Monde des Dieux et des Asuras

Nous avons illustré dans Bardo : Au delà de la folie, notre interprétation lupascienne du bardo et des mondes, nous nous en sommes saisis par cette triade ouverte et complète : {monde; mode d'être du bardo; état de bardo}.
Le bardo étant vu par sa nature duale et complémentaire, Chögyam Trungpa l'illustre bien dans les deux conférences qu'il a réalisé en 1971 au USA où il avait choisi à chaque fois une vue différente : ainsi l'une (Allenspark) suit les 6 états de bardo pour dépeindre les 6 mondes quand l'autre ( Karmé-Choling) suit les 6 modes d'être du bardo et leur cycle possible au sein de chaque monde.

Avant de développer plus en avant, nous allons reprendre l'explicitation du bardo et des mondes par la métaphore du "moi". Pour Chögyam Trungpa, "d'abord, il y a l'ignorance fondamentale, consistant à refuser de voir ce que nous sommes..." Ce refus engendre le "soi" : "il faut alors ériger une sorte de mécanisme de défense pour se protéger contre toute découverte  éventuelle de la non-existence de soi." Car cette découverte engendre de la panique et de la paranoïa : "on aimerait bien se voir comme quelqu'un qui ne cesse d'exister, de survivre, d'être continuellement une personne..." Le "moi" est donc un mécanisme de défense.
Lorsque la paranoïa prend de l'ampleur : "il y a possibilité d'établir un rapport par la sensation". "C'est à dire que nous nous engageons dans diverses zones, divers mondes". Ce rapport simple ("bon, mauvais ou neutre") se complexifie ensuite par l'impulsion (mouvement vers l'extérieur). Ensuite, "on essaie de percevoir le résultat de ses actions impulsives. Une sorte de guetteur conscient de lui-même fait son apparition, c'est le surveillant de tout le jeu du moi." Le mouvement en retour vers l'intérieur engendre ce guetteur. CT explicite ici le même jeu dialectique que S. Lupasco : deux mouvements antagonistes nécessaires et suffisants pour engendrer la conscience de la conscience : le "soi".
"La conscience est la dernière étape du développement du moi.(...) essayer de ranger les choses en catégories et leur trouver un sens intellectuellement."



A partir du moment où la conscience entre en jeu, les types de pensées qu'on commence à produire forment un état de "survie" du moi, d'occupation du moi : c'est l'idée de bardo.
Ensuite, la conscience souhaite s'associer avec des types d'espaces particuliers, "à un des six lokas, des six mondes." Ces mondes sont l'espace où se déroule l'expérience du bardo : les pensées qui nous traversent.
Enfin, une fois l'espace trouvé, et ce quel qu'il soit, il faut y survivre : "nous avons besoin d'un mécanisme de survie, d'une méthode quelconque. Et ce mécanisme de survie (...) est celui des six types de bardo."

Ainsi, CT explicite la chaîne logique qui va du refus de l'impermanence à la conscience du "soi" comme de multiples doubles flux antagonistes engendrant in fine l'état de bardo (comme état de survie ou ultime du "soi"). Cet état de bardo lui-même fait partie d'un double flux antagoniste où bardo et monde s'entremêlent et se font coexister simultanément et a-causalement. Car CT déroule séquentiellement son explication mais précise que toute polarité a même valeur, peu importe la permutation de la triade en quelque sorte, tout est contenu en elle, sans début ni fin.

Nous allons regarder ici de plus près deux "permutations" possibles de la triade générique :
{monde des dieux ; bardo de la méditation/claire lumière ; état d'éternité/vide}
{monde des dieux jaloux ; bardo de la naissance ; état de vitesse/immobilité }.

Le monde des dieux "correspond à un état de béatitude totale, un état spirituel d'équilibre complet mais provisoire, un état méditatif." Pour y survivre, il y a l'expérience de la claire lumière ou de la médiation (samten bardo) : l'expérience ultime de ce monde là.
A quoi correspond cette expérience ? CT illustre le bardo de la claire lumière comme étant celui traditionnellement situé entre la mort et la naissance, "au moment où la conscience et le corps physique se séparent." "Et entre la naissance et la mort, on reconnait soudainement que la naissance et la mort n'auraient aucun besoin de se produire; elles sont inutiles." L'expérience de la naissance est un élément créateur et sa contrepartie destructrice est l'expérience de la mort mais ces deux concepts sont inutiles : "une expérience soudaine de l'éternité s'élabore ; c'est l'expérience de la claire lumière". D'un côté, on voit donc un état ultime méditatif du moi, éternel, empli de plaisirs et d'un autre côté, on voit que l'éternité signifie aussi le rien continuel : l'état ultime du rien.
L'expérience de la claire lumière est très subtile : on fait simultanément l'expérience du tout et du rien, du chaud et du froid. Tout est fondé ensuite sur la croyance : croire, c'est solidifier l'expérience de ce bardo. On peut croire soit en une polarité, soit en l'autre car les deux sont ressenties de manière aussi intenses. Mais croire, c'est expérimenter l'état centré sur le moi  et ne pas croire, c'est expérimenter un état d'esprit éveillé.

Ainsi, expérimenter le monde des dieux revient à expérimenter très subtilement, dans notre vie quotidienne, l'expérience la plus ultime du "moi", la plus spirituelle aussi : comme un état contradictoire entre un monde centré et un monde décentré : "du point de vue du moi, il y a un centre et tout ce qui rayonne à partir de ce centre; au delà du moi, le centre est partout et le rayonnement aussi est partout. Il n'y a pas de centre, cela englobe tout."
Finalement, expérimenter cela, c'est expérimenter une attitude décentrée et/ou centrée.
Jusqu'où peut on expérimenter cette attitude décentrée ? Jusqu'à l'attitude centrée.

Dans un autre point de vue complémentaire, CT écrit que ce monde "renferme deux aspects : le premier est l'aspect spirituel avec de qu'il a d'autodestructeur et d'auto-hypnotique; le deuxième se caractérise par une recherche exagérée du plaisir mental et physique." Comme les autres mondes, celui-ci correspond en quelque sorte à un état psychotique, à un état psychologique de folie. Vouloir se cramponner à tout prix à cet état, vouloir y croire, vouloir s'y absorber totalement, c'est s'enfermer dans ce monde, comme dans les autres. A ce titre, s'absorber dans l'état méditatif ou s'absorber matériellement dans le plaisir des sens, les deux caractéristiques du monde des dieux, constitue une psychose.


Le monde des dieux jaloux ou asuras correspond à un état moins subtil : celui de naître et de s'installer, de demeurer; celui de donner naissance et de retenir à la fois dans un monde plus quotidien d'action, d'agitation, d'ambition d'accomplir quelque chose : cet état est fondé in fine sur la vitesse et son expérience culminante est l'immobilité. Cette expérience du bardo de la naissance est analogue à ressentir l'accélération d'un mouvement (augmentation de vitesse !), or nous avons déjà vu (dans Le temps de la lumière..) que dans notre univers physique lumineux, l'accélération d'un mouvement est limité à c (célérité de la lumière) et au final, pour la lumière, ce mouvement devient comme une immobilité éternelle puisque l'espace est totalement contracté..."La vitesse ultime semble être semblable à l'immobilité" écrit Chögyam Trungpa.

Le monde des asuras (asura = non-dieu) est finalement l'opposé du monde des dieux, comme un retournement de ce dernier : c'est le monde de la jalousie extrême, de la schizophrénie, de la paranoïa extrême, de la comparaison incessante, de l'orgueil et de l'égoïsme, de la défensive. Un asura est dans l'agitation, la vitesse, pour en apparence se mettre à l'abri de tout piège possible. Un asura est aussi comme un "sourd-muet" qui refuse d'apprendre et d'accepter, qui ne peut communiquer et qui ne voit que de l'hostilité partout. Un asura vit dans un monde froid et violent, dans un état de grande tension pour tous ces extrêmes, dans un état de grand confusion, mais d'exacte et précise confusion en quelque sorte. Le plaisir que l'asura ressent alors est dans le sentiment d'être assez fûté pour réussir à tout calculer, tout prévoir, tout anticiper et ne se faire attraper nulle part.  D'une certaine manière, les spéculations philosophiques et intellectuelles maintenues incessamment sont une tactique pour "embrasser" tout le terrain et rester cramponné à ce monde.

Ces deux mondes (dieux et dieux jaloux) sont les plus subtils des 6 mondes et sont des modèles pour tenter de saisir les "folies" humaines les plus "intellectuelles" en quelque sorte. Pour CT, l'expérience de l'unité est primordiale (comme pour Svami Prajnanpad, cf Voir et Connaitre), cette expérience intense doit montrer que la perception humaine saisit tout ce qui est, qu'en ce "point" perçu, tout est contenu : chaud et froid à la fois, santé mentale et folie en même temps. Il n'y a pas de dualité et encore moins de triade lupascienne ou du moins on peut interpréter cette dernière par un "point" triplet, un "point" qui contient un flux dynamique constitué par deux antagonismes en perpétuel mouvement. Cependant, formellement, il n'existe aucune différence entre la triade lupascienne et le "point triplet" (voir Formalisations Lupasciennes); de la même manière il n'existe aucune différence formelle entre expérimenter l'unité et les antagonismes qu'il contient ! Du point de vue de celui qui expérimente, tout dépend de ses expériences passées, du "travail" déjà accompli vers l'une ou l'autre polarité, vers l'un ou l'autre antagonisme. Il est par exemple très difficile d'avoir confiance dans le sentiment de grande confusion qui peut apparaitre chez celui qui expérimente un état paradoxal, ambivalent où deux antagonismes sont présents simultanément car il est commun que la conscience de soi soit conservatrice, négative, qu'elle ne "voit" que les risques ou les dangers en quelque sorte. Et pourtant, ce sentiment de confiance est exactement analogue formellement au sentiment de confusion : le ressenti devrait donc être le même ! Car, d'une certaine manière, si la "folie" engendre le "soi" par le refus de ce qui est, la "folie" engendre également le "non-soi" par un mouvement antagoniste, ces deux mouvements contraires étant liés indéfectiblement comme nous l'a montré S. Lupasco. La santé mentale est à ce "prix"...

3 commentaires:

Le Passeur a dit…

Pour cultiver le concept, l'approche hindouiste n'est pas inintéressant: Sri Nisargadatta Maharaj "Je suis".

Et permet une relecture du Bardo par la suite qui m'a permis d'y ajouter du sens.

Laurent LAVIGNE a dit…

Merci Le Passeur pour cette référence-lien que j'irais saisir... Comme vous l'avez sans doute remarqué, la "mort" et la "folie" m'interpellent pour ce que ces deux concepts ont à nous apprendre de la réalité du Réel, c'est à dire de nos pré-conçus et pré-supposés aussi...

Le Passeur a dit…

C'est ce qui m'a incité à me passionner très tôt pour le sujet jusqu'à en faire mon quotidien. Sans faire d'anachronisme je me suis dit à l'époque que ça me serait plus instructif que de cirer les bancs d'une fac de philo...L'esprit est une chose, ignorer qu'avec le corps ils forment un tout aurait été dommage.