lundi 28 juin 2010

Bardo : Au delà de la folie : la logique du contradictoire.

Dans Bardo Thödol : un renversement, nous avons éclairé comment Chögyam Trungpa a renversé la compréhension habituelle de cet ouvrage emblématique du bouddhisme tibétain pour l'occident, où ce maître a séjourné et travaillé.

Pour aller plus loin que l'exégèse de Fabrice Midal, nous avons lu les transcriptions de 2 séminaires réalisée aux USA par Chögyam Trungpa (CT) en 1971 et reliés dans son livre déjà cité : "Bardo : Au delà de la folie", paru en France en 1995 (traduction de "Transcending Madness" paru en 1992).
Cet ouvrage permet de lier les deux éclairages complémentaires (au sens de Bohr et Lupasco) sur le bardo : d'abord chaque monde traditionnel (au nombre de 6 : dieux, dieux jaloux, êtres humains, animaux, fantômes affamés et êtres infernaux) est associé à un état de bardo caractéristique, cet état étant perçu comme un point culminant de l'expérience de chaque monde; ensuite chaque monde renferme le cycle complet des 6 bardos (les modes d'être du bardo), qui lui sert de moyen de renforcer et de soutenir son pouvoir. [sur l'être].
Ainsi, le bardo, décrit comme l'expérience d'une zone mal définie, est à la fois relié à son contexte ("à l'espace" dit souvent CT) dans lequel il se déroule et est à la fois l'expérience intensifiée de chacun des mondes, qui lui fournit une "signature" en quelque sorte.
Vu selon le modèle physique newtonien, le "monde" serait l'espace dans lequel le bardo se déroule, le "monde" est le contexte de l'expérience vécue.
Vu selon le modèle physique relativiste et quantique (voir article 1 et article 2), le monde et le bardo sont en interrelation "étroite" (intriquée), l'un et l'autre "fournissant" le contexte non séparé de l'expérience.
Vu selon la logique lupascienne (voir les articles correspondant sur ce blog), la logique de l'inclusion, les 6 mondes sont antagonistes et contradictoires aux 6 mode d'être du bardo (eux mêmes antagonistes et contradictoires), les 6 états de bardo sont le "tiers inclus" des 6 mondes et des 6 modes d'être du bardo. Nous voyons bien ici que le bardo est deux "choses" "à la fois", comme la lumière peut-être vue "à la fois" comme une particule et une onde : en fait, la lumière est selon la logique lupascienne qui est celle de la métaphysique de la physique quantique, à la fois particule, onde,  et ni-particule et/ou ni-onde...

Si C. Trungpa ne se réclamait pourtant ni de Bohr ni de Lupasco, cette dernière interprétation a pourtant le mérite d'être synthétique et de dégager une triade {monde, mode d'être du bardo, état de bardo} qui s'exprime (s'actualise et se potentialise) selon 6 possibilités (6 "colorations") : les 6 permutations-polarités possibles de la triade. [ En mathématique non commutative, le triplet (a,b,c) "engendre" les 6 couples différents ab, ba, ac, ca, bc et cb.] Dans la tradition bouddhiste tibétaine, ces 6 possibilités sont liés à 6 moments de forte intensité émotionnelle : colère, avidité, ignorance, désir, envie et orgueil. Ces 6 moments d'intense émotion aboutissent aux 6 mondes traditionnels. Liés intimement à ces 6 mondes (comme nous venons de le voir), il y a l'expérience du bardo qui se colore selon 6 tonalités différentes mais vues selon deux "angles" complémentaires.
Au total, nous avons les 6 triades exprimées par CT comme suit :
{monde des dieux ; bardo de la méditation/claire lumière ; état d'éternité/vide}
{monde des dieux jaloux ; bardo de la naissance ; état de vitesse/immobilité }
{monde des humains ; bardo du corps illusoire ; état du réel/irréel }
{mondes des animaux ; bardo du rêve ; état endormi/éveillé }
{monde des fantômes affamés ; bardo de l'existence/devenir ; état du saisir/lâcher prise }
{monde infernal ; bardo de la mort ; état de douleur/plaisir et détruire/créer }

Cet ordre d'écriture des triades n'est pas donné par "hasard" même si il faut comprendre que les mondes comme les bardos forment un enchaînement ou un cycle (ainsi le monde des dieux ou le bardo de la méditation ne sont pas en  n°1 dans le cycle, il existe une symétrie a priori non brisée) et il est important de constater et de comprendre le dynamisme de chaque "terme" (monde ou bardo) qui contient non contradictoirement son antagoniste. L'essentiel est de saisir ces dynamismes entre les polarités réductrices qui "solidifient" le monde/l'expérience. Les triades écrites plus haut représentent ces "solidifications", les "expressions ultimes du piège que constituent ces mondes" selon CT, chaque expression offrant "une possibilité d'éveil ou de confusion totale, la santé mentale ou la folie". Mais, comprenons bien, ce ne sont pas deux extrêmes exclus l'un de l'autre mais bien, inclus l'un dans l'autre et vice versa. C'est bien pourquoi l'éveil du bouddhiste n'est pas la béatitude que l'occidental veut parfois y voir seulement.

Bien, mais qu'est-ce que le bardo, au juste ? "Bar signifie "entre" (...) "zone mal définie" et do c'est comme une tour ou une île dans cette zone, ce no man's land. C'est un peu comme une rivière qui n'appartient à aucune rive, mais il y a une petite île au milieu, entre les deux. .../...Bar [c'est ] la situation occupant le milieu, entre deux extrêmes. Quant à do, (...) c'est une île (...) éloignée qui sort de nulle part, mais qui est pourtant entourée d'un océan, d'un désert, ou de quelque chose d'autre. Le bardo, c'est donc ce qui ressort comme une île, dans les situations de la vie, ce qui est entre deux expériences. (...) C'est cette sorte d'incertitude entre deux situations."
Chögyam Trungpa donne ici les deux vues complémentaires et subtiles du bardo : à la fois rivière entre deux rives, rivière n'appartenant ni à l'une ni à l'autre et île au milieu de cette rivière, point culminant de ce no man's land. Dans les nombreux exemples, représentations, que le maître donne à ses étudiants du bardo, nous retrouvons toujours les deux vues liées et contradictoires et finalement les analogues du tiers inclus de S. Lupasco (ni ceci, ni cela et ni pas ceci, ni pas cela) : "L'expérience du bardo offre un moyen d'une très grande puissance pour résoudre le problème des extrêmes. Il ne s'agit pas de se déclarer pour ou contre, mais de tenter de faire ressortir les deux extrêmes simultanément."
Le paradoxe relevé dans ces descriptions, heurtant la logique dominante occidentale de l'exclusion, freinant vraisemblablement la diffusion et la compréhension de ces principes bouddhistes en occident, tient, de notre point de vue, entièrement et essentiellement dans le référentiel choisi pour donner sens à ces notions. Immerger ces concepts au sein de la logique de l'inclusion, le principe du contradictoire par exemple de S. Lupasco, permet enfin de leur fournir toute la puissance éclairante nécessaire à leur subtilité. Or, saisir l'expérience du bardo, c'est selon CT, saisir la méditation qui elle même éclaire entièrement ce fameux rapport de présence au monde que nous avons illustré dans "La déité : une relation au non-ego". Et se saisir de ce rapport de présence, c'est se saisir de l'enjeu du bouddhisme nous a rapporté Fabrice Midal.

Ainsi, il est plus clair avec cette vue que l'état de bardo est toujours décrit avec un couple de contradictoires (voir les triades plus haut) : vitesse/immobilité par exemple. Cet état est alors parfaitement isomorphe au tiers inclus lupascien.
Ainsi, il est plus clair que le mode d'être du bardo (naissance, par exemple) est antagoniste du monde qu'il colore (dieux jaloux, ici) : inclus dedans (comme une potentialisation) et exclus à l'extérieur (comme une actualisation). Le bardo sert à la fois à entrer dans le monde et à en sortir, il peut solidifier l'expérience d'un monde particulier et aussi aider à le laisser impermanent. Il y a là exactement le même jeu dialectique que dans le principe du contradictoire lupascien : lorsqu'un monde s'actualise, le bardo associé se potentialise; lorsqu'un monde se potentialise, le bardo associé s'actualise; il arrive aussi un état d'exact potentialisation et d'actualisation (ou ni actualisation et ni potentialisation) du monde et du bardo : c'est l'état du bardo associé totalement contradictoire et désigné comme tel.
Ainsi, il est plus clair que les triades désignées plus haut représentent des dynamismes lupasciens.

Comment ces dynamismes interagissent entre eux, comment les mondes et/ou les bardos que nous avons décris sont ils reliés ? Dans le chapitre "Etre : les six mondes", CT donne une clé liée au rapport de présence que l'être entretient avec son environnement : plus ce rapport de présence est fin, subtil, raffiné, plus l'état d'esprit "monte" dans le cycle depuis l'enfer jusqu'au monde des dieux; inversement, plus ce rapport de présence est épais, grossier et vulgaire, plus l'état d'esprit "descend" dans le cycle du monde des dieux jusqu'à celui des enfers...
Il y a aussi la caractéristique du rapport à l'égo, au soi : plus ce rapport est étroit et fixe, plus la conscience solidifie l'expérience, la situation vécue, le monde décrit comme polarité réductrice de la triade. Plus ce rapport est "souple", plus la conscience voit les dynamismes en jeu. Nous décrivons bien ici les états dynamiques et antagonistes du rapport de présence au monde que l'esprit/le corps entretiennent avec leur environnement : "ces mondes ont été décrits en tant que six types de conscience. (...) on pourrait presque parler d'inconscience au lieu de conscience. (...) C'est la raison pour laquelle on appelle ces niveaux [inconscients] loka, mot qui signifie "sphère" ou "monde. (...) Les six mondes sont donc l'espace fondamental à travers lequel opère toute l'expérience du bardo."
Traverser sans cesse ces six mondes, en fonction de ses "humeurs", de ses états émotionnels, dans un sens ou dans l'autre, c'est cela qui se nomme le samsara : le tourbillon. Nous traversons les six mondes par l'expérience du bardo qui permet, en quelque sorte, ce passage incessant. Mais grâce à la nature "duale" du bardo, ce dernier est aussi une porte d'entrée vers la "sortie" du cycle samsarique : il ne s'agit pas de fuir en courant, il s'agit de voir tous les aspects possibles de l'expérience au même niveau, toutes les "contradictions" en quelque sorte...
Expérimenter l'état contradictoire du bardo, c'est çà, "sortir" du cycle du samsara. Expérimenter l'état contradictoire du bardo, c'est çà, ressentir la santé mentale ou la folie : être sur ce "fil du rasoir" (selon une vue occidentale), être dans ce no man's land, cet espace de tous les possibles, où tout est (selon la vue du bouddhisme tibétain). Etre dans la confusion/claire lumière au même moment ? Non, pas tout à fait, la confusion permet de "bouger" dans le cycle, alors que la claire lumière permet aussi de comprendre ce mouvement...
Curieusement, cela ressemble ici à la conscience de conscience, contradictoire "absolument", liée à l'expérience du tiers inclus lupascien...
Mais cette conscience de conscience n'est pas "la conscience de soi" mais son antagoniste, cette relation au non-ego que nous avons déjà illustré avec la déité.
Mais il ne faut pas rester fixé sur cette relation au non-ego en tant que possible polarité réductrice, il faut s'en saisir et dé-saisir à la fois, en tant que dynamisme réunissant les deux polarités extrêmes.

Tout est là.

Nous reviendrons par la suite sur ce que nous apprennent chaque bardo séparément et ensemble : un éclairage original sur notre vie quotidienne...

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