vendredi 9 juillet 2010

Singularité et Homogénéité en Champagne : Bollinger

J'ai eu la chance et le plaisir (pour ne pas écrire le privilège) d'être reçu très récemment dans une maison de Champagne familiale mais à la notoriété mondiale : Bollinger ! Sise à Aÿ, près d'Epernay, dans un village très renommé classé Grand Cru (100% sur l'échelle des crus champenois), cette maison fondée en 1829 par Jacques Bollinger est encore propriété de la même famille aujourd'hui.

La maison fait partie du groupe des maisons "moyennes" à l'UMC, elle est cependant propriétaire de 163 ha de vignes (ce qui est considérable en Champagne) qui lui fournissent plus de 60% de ses besoins en raisins, les 40% restants sont achetés auprès de vignerons sélectionnés et suivis d'année en année: au total, 80% des raisins proviennent de vignes classées entre 90 et 100% (premier et grand cru), réparties sur 120 parcelles environ. C'est ici, déjà, sur l'approvisionnement, que Bollinger se distingue car son exigence est élevée (les vignes classées entre 90 et 100% ne représentent en effet que 25% de l'ensemble du vignoble Champenois). Enfin, sa propriété foncière importante lui fournit une relative autonomie et sécurité quant à la qualité des raisins apportés à la cave : 15% de Pinot Meunier, 60% de Pinot Noir et 25% de Chardonnay.
Cette proportion de cépages est celle du vignoble de la maison, mais aussi celle de la totalité des raisins achetés et apportés à la cave et il se trouve que c'est la proportion utilisée pour élaborer le brut non millésimé de la maison : le "Spécial Cuvée" : nous pouvons donc dire, ce qui est rare pour une maison de Champagne (négociante) de cette importance, que sa première cuvée, celle qui signe sa notoriété, respecte complètement le terroir en propriété, à l'instar d'un Propriétaire Récoltant Manipulant.
Enfin, une spécificité mondialement connu du foncier de la maison se trouve à Aÿ, près du siège de la maison, Rue Jules Lobet : deux parcelles plantées de vignes non greffées, "en foule", et travaillées à l'ancienne selon la méthode du provignage. Ainsi, face à elles, nous voyons un ensemble désordonné d'échalas retenant les sarments de l'année : ces deux parcelles ont été plantées en 1960 par Mme Jacques Bollinger ("Lilly"), elles sont donc âgées de 50 ans, mais contrairement à une vigne greffée et palissée, la vigne en provignage ne laisse voir qu'un sarment de l'année n-1 et les sarments de l'année, la souche étant enterrée. Ces vignes sont cultivées de la même manière que nos ancêtres cultivaient avant l'arrivée du phylloxéra en France au XIXè siècle, c'est à dire que non greffées sur pied américain résistant à la maladie, elles y sont sensibles et peuvent être détruites entièrement par cet insecte. Le Pinot Noir issu de ces parcelles est vinifié à part pour élaborer la cuvée très confidentielle de Bollinger : "Les vieilles vignes Françaises".

Environ 120 parcelles de vignes sont donc vendangées tous les ans et vinifiées séparément, soit en cuves inox, soit en "vieilles" barriques de chêne (228 ou 400 litres, certaines datent de plus de 120 ans) selon la qualité, les caractéristiques physico-chimiques du vin "clair" de l'année (vin "de base" issu de la première fermentation alcoolique en Champagne).
Ensuite...débute le grand "jeu" complexe de l'élaboration des différentes cuvées de la maison : l'assemblage de ces 120 vins clairs entre eux. Et là encore, la maison Bollinger se distingue !

Ainsi, chaque année, une bonne partie de la récolte est laissé en élevage, soit en cuves, soit en barriques, pour l'année suivante : ces lots constituent des vins de "réserve".
Une autre petite partie, parmi les grands et premiers crus, est mis en magnum et bouchés liège (avec un quart de dose de liqueur afin d'obtenir une légère fermentation en bouteille (un "quart de mousse") ce qui favorisera le vieillissement ultérieur) pour constituer les "autres" vins de réserve : une singulière (et unique en Champagne) œnothèque de magnums bouchés liège sur latte, originaire d'une centaine de parcelles différentes et vieillissant de 5 à 20 ans ! Le trésor singulier de la maison Bollinger qu'aucune autre maison ne pratique car l'investissement humain et financier est...rédhibitoire !
Enfin, le reste de la récolte est réparti selon les qualités spécifiques de chaque lot pour l'élaboration des cuvées.
Nous nous pencherons juste sur l'assemblage du Spécial Cuvée de Bollinger, tant cette cuvée est singulière dans le monde du champagne des grandes Maisons.


L'objectif "classique" d'un brut sans année pour une maison de champagne est l'obtention annuelle d'un vin aux caractéristiques sinon constantes au moins homogènes au cours des ans. L'objectif est en partant de l'hétérogénéité, d'arriver à l'homogénéité, chaque année. Certains prennent cet objectif à la lettre et confondent parfois la variabilité propre à un produit agricole avec la constance d'un produit manufacturé, certains confondent l'assemblage qui sublime les singularités par l'émergence d'une cuvée complexe avec le "mélange" technique de divers lots pour l'obtention d'un brut sans année et (presque) sans âme.
Mais chez Bollinger, la complexité n'est pas un vain ou vilain mot !
Ainsi, le Spécial Cuvée est élaboré chaque année à partir d'une partie (env. 45 à 48%) de vins de l'année, dont une partie (environ un tiers) est vinifié en barriques, auquel est ajouté la même part de vins de l'année d'avant gardés en réserve (en cuves ou en barriques), enfin, est ajouté une petite part (5 à 10%) de ces fameux vins de réserve gardés en magnums. Le Spécial Cuvée est donc au total composé d'environ 50 à 60% de vins de réserves, dont l'origine provient de 120 parcelles, trente crus et s'étale sur plusieurs millésimes...C'est donc une formidable mosaïque de singularités !
Et pourtant, la qualité principale du Spécial Cuvée n'est pas la somme de toutes ces singularités mais ce qui en émerge pendant ses trois ans minimum de vieillissement sur lattes puis ses trois mois minimum de stockage après dégorgement.
Car la beauté de l'assemblage réalisé par le chef de cave ne se dévoile que trois ans après sa réalisation, il est d'ailleurs coutumier que le chef de cave, prenant ses fonctions, reste accompagné pendant cette durée là par l'ancien "assembleur" en titre afin qu'il puisse prendre conscience pleinement de son travail : travail de transmission donc de mémoire...

Comment retrouver cette complexité à la dégustation de cette cuvée ?
L'exercice prisé par certains dégustateurs très avertis est de tenter de décrire une partie de la somme des singularités qui composent la cuvée, c'est à dire de rattacher des sensations, des arômes, des textures, des goûts, des saveurs précises aux multiples origines du vin. Même le chef "d'orchestre" de la cuvée, en l'espèce le chef de cave, n'y réussit pas totalement puisque son art consiste justement à faire émerger un "tiers" de la somme linéaire des composants, "tiers" émergeant et source de l'homogénéité de goût recherché, année après année. Pourquoi transformer l'hétérogène en homogène, année après année ? En fait, il ne faut pas voir dans cette question un passage binaire entre deux polarités : toute l'hétérogénéité est entièrement contenue dans l'homogénéité de la cuvée assemblée et de même, d'une certaine manière, toute l'homogénéité de l'assemblage est déjà présent potentiellement dans la centaine de vins hétérogènes issus de la centaine de parcelles de vignes hétérogènes.
Dit autrement, en visualisant d'une part les vignes, les raisins, les vins clairs et d'autre part la cuvée assemblée, nous apercevons un système dynamique d'antagonistes dont chaque polarité contient potentiellement l'autre. C'est pourquoi, il est possible, au moins en théorie, par la dégustation de l'une (vins clairs) ou de l'autre (cuvée assemblée) de re-trouver l'autre ou l'une. En pratique, il faut beaucoup déguster, c'est à dire prendre avec soi et expérimenter à la fois (garder en mémoire) chaque singularité, chaque vin et j'imagine que seul Mathieu Kauffmann (chef de cave) en est capable pour la maison Bollinger !
Ainsi, la complexité naît non seulement de l'exposition des singularités, de leurs liaisons entre elles, mais aussi de leur réunion. Prenons comme image une carte heuristique (voir article) : l'ensemble des "branches" est l'ensemble des vins clairs par exemple avec leurs origines diverses, et le cœur de la carte est la cuvée assemblée : ainsi l'ensemble des parties voit le tout et le tout voit l'ensemble des parties : la carte est un modèle de complexité.
Ainsi, lorsque "lire" une carte heuristique revient à "dérouler" séquentiellement des parties de ses branches, déguster une cuvée de Champagne assemblée comme un brut non millésimé, revient à percevoir séquentiellement des parties de ses vins composants. Chaque lecture de la même carte est différente car chaque déroulement séquentiel est unique, ici et maintenant. De même, chaque dégustation est unique car chaque perception sensorielle séquentielle est différente, ici et maintenant.

Voilà comment il est possible aussi d'expérimenter la complexité, la logique du contradictoire, la démarche heuristique, en dégustant "simplement" une flûte d'un merveilleux Champagne !

Je n'ai parlé ici que du Spécial Cuvée de Bollinger mais toutes leurs cuvées sont également singulières et élaborées avec le même sens "homogène" (!) du détail, de la rigueur et de l'exigence d'une certaine tradition au service d'une qualité irréprochable. Ainsi, tous les vins millésimés sont vinifiés en barriques, tirés et bouchés liège, remués sur pupitre à la main après leur temps de vieillissement spécifique (au moins 6 ans et jusqu'à 12 ans pour le RD 1997) et dégorgés manuellement (oui, vous avez bien lu : à la main ! encore en 2010) avant leur expédition. Il ne s'agit pas ici d'une perpétuation d'une "bête" tradition, mais bien de garder vivant des gestes ayant une importance qualitative primordiale et démontrée sur le vin ! Ainsi, le Spécial Cuvée Rosé, non millésimé, est pourtant remué manuellement sur pupitre en bois car la maison a remarqué que cette cuvée avait besoin de ce temps là pour atteindre sa pleine limpidité...

Homogénéité de l'excellence et hétérogénéité des principes  au service d'une magnifique Singularité, en Champagne : c'est Bollinger !


Pour le lecteur souhaitant mieux se familiariser avec la Champagne, je recommande l'excellent site du CIVC.

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